DOSSIER. MONTEVERDI 2017, dossier des 450 ans, feuilleton 1 : Mantoue, d’Orfeo aux Vêpres…Claudio Monteverdi (1567-1643) est le premier génie baroque italien, d’une modernité inédite alors. Il permet le passage de la Renaissance au Baroque, c’est à dire de l’abstraction polyphonique (XVIè) à l’esthétique monodique (XVIIè), où une voix haute incarne le chant de plus en plus individualisé de l’âme humaine (sur une basse continue, qui en assure l’accompagnement harmonique : ce type d’écriture libère désormais la ligne du dessus, dévolue désormais à l’expression des passions humaines. Une telle transformation esthétique se lit aussi en peinture quand à la même époque, – approximativement, c’est à dire presque 20 ans avant Monteverdi, Caravage à Rome – soit dans les années 1590 (à l’église Saint-Louis des Français principalement), réalise ses compositions où dans une dramatisation nouvelle de la figuration, ombre et lumière, surgit le réalisme du portrait : immédiatement, le peintre incarne des personnages bibliques et christiques en leur conférant une intériorité humaine jamais vue auparavant (on dit qu’il embauchait pour les peindre, des gens de la rue, pour portraiturer ainsi Madeleine, La Vierge, le Christ, Pierre, ou les Pèlerins… Monteverdi fait de même, d’abord à travers l’ensemble de sa première œuvre, principalement madrigalesque, où il se perfectionne tout d’abord dans le style contrapuntique (Livres I à IV), puis à partir du Livre V, inaugure la fameuse écriture monodique, – une ligne vocale incarnant un personnage, sur une basse continue : le chant baroque le mènera ainsi à l’opéra, avec son Orfeo de 1607, créé pour le duc de Mantoue.
première période : Mantoue, jusqu’en 1612
Monteverdi, génie de la modernité baroque
LES MADRIGAUX, UN LABORATOIRE MUSICAL… A partir d’une longue tradition maniériste où les compositeurs madrigalesques mettent en musique les vers pastoraux (intrigues entre bergers et bergères) des poètes à la mode (Rinuccini, Marino, Pétrarque…, souvent inspirés par les langueurs et la fureur de la lyre amoureuse : jalousie, ardente prière, impuissance de l’amant aux pieds de son aimée inaccessible…), le jeune Claudio défend très tôt sa propre conception de la poésie musicale, articulant précisément le sens des textes par sa langue musicale, dramatique, ciselée, et en comparaison avec ses contemporains, d’une exceptionnelle sensualité. Le compositeur réalise des vertiges inexplorés jusque là dans ses madrigaux qui interrogent le sens émotionnel des textes, cultivent l’écoute entre les chanteurs, repoussent les limites de la connaissance du sentiment humain. Davantage qu’un musicien soucieux d’exprimer les contrastes ailleurs violents des passions de l’âme – souffrance et embrasement amoureux, Monteverdi semble dès son époque, mesurer et comprendre la subtilité du sentiment : en cela, comme cela sera le cas de Mozart, autre poète de la sincérité et de la vérité, Monteverdi est certes le premier Baroque, c’est aussi le premier romantique : immense orfèvre du sentiment intérieur et de l’intimité pudique des êtres enfin individualisés. Il dessine l’individu face à son destin, face à l’amour, face à lui-même. Avec lui, et avec la langue nouvelle de l’opéra, la révolution musicale est en marche ; chaque avancée, chaque jalon en est marqué spécifiquement dans ses madrigaux tardifs, d’essence plus dramatique que poétique (Il Combattimento di Tancredi e Clorinda, 1638) et dans ses (rares) opéras. Après lui, les compositeurs d’opéras, soumis aux dictats des vedettes du chant virtuoses perdront progressivement ce lien avec le texte et la psyché profonde des êtres. Au point de brosser des types plutôt que des individus. La leçon de Claudio a été perdue. Mais elle survivra encore dans l’écriture de ses meilleurs élèves et disciples dont Cesti, Cavalli… et d’une certaine manière jusqu’à Caldara.
PREMIERE PERIODE MANTOUANE. Né à Crémone, Monteverdi débute sa carrière musicale au service du Duc de Mantoue (Vincenzo Gonzaga) : un patron violent et mauvais payeur qui ne comprend pas réellement la modernité de son compositeur officiel. C’est pourtant dans cette première séquence que la maturité visionnaire du jeune homme s’affirme peu à peu : jusqu’en 1612, quand à la mort du duc, Monteverdi quitte Mantoue. Dans ce laps de temps, le poète compositeur réalise sa révolution musicale dans ses Livres de madrigaux, Livre III à V, mais aussi dans une série de chefs d’oeuvres datant des années décisives dans la maturation de son style : 1607 (Scherzi Musicali ; Orfeo, livret de Striggio, créé au palais ducal) et 1608 (Ballet dans le style français Ballo delle Ingrate, sur un texte de Rinuccini ; L’Arianna, opéra créé le 28 mai au palais ducal, hélas perdu dont il ne subsiste que le sublime Lamento, texte de Rinuccini, prière endeuillée qui recueille les larmes de Monteverdi après la mort de son épouse, Claudia, et de la jeune soprano qui devait chanter le rôle d’Ariane : « Lasciatemi morire »). La mélodie tragique, recueillie, pudique, d’une rare intensité introspective, touche les premiers spectateurs jusqu’aux larmes ; elle sera réutilisée par le Monteverdi mûr, plus de 30 ans après, pour Il Pianto della Madona, publié en 1641, mais sur un texte latin et sacré, intégré dans son recueil de partition religieuses : La Selva morale e psirituale). Orphée, Arianne… la mythologie inspire particulièrement le jeune dramaturge.
Confronté à sa langue musicale, réaliste, voluptueuse, d’une audace harmonique (chromatismes assumés) inédite, les contemporains résistent dont le moine conservateur Artusi, défenseur de l’ancienne musique (polyphonique, ou Prima Prattica) qui tente de l’attaquer pour obscénité et blasphème. Monteverdi se défend dans de nouvelles oeuvres et des écrits qui argumentent le bien fondé de sa recherche.
Représenté dans le salon d’apparat du château ducal de Mantoue, Orfeo (1607) est considéré, par la cohérence de son plan dramatique, grâce aussi à la nouvelle ambition du chant monodique (qui exprime là travers la prière d’Orphée aux enfers, à l’adresse de Pluton, le pouvoir assumé, inédit de la musique et de la monodie : « Possente spirto »), comme le premier opéra baroque de l’histoire. En réalité, le dramma in musica (favola / fable en musique) synthétise Renaissance (choeur des bergers traités comme des madrigaux dans le premier acte) et Baroque (stile vocal dit rappresentativo, c’est à dire dramatique, ou parlar cantando, chant parlé, nouveau par son naturel expressif proche de la parole).
EN QUETE D’UN NOUVEAU PATRON… Mais dès 1610, Monteverdi ne se sent plus apprécié à Mantoue et recherche un nouvel employeur qui saura mieux évaluer son génie, tout au moins, apprécier la beauté nouvelle de ses oeuvres. Il élabore alors une collection de pièces sacrées d’une ampleur inédite, associant dans l’esprit libre d’une expérimentation, des formes chorales nouvelles, mêlant instruments, voix solistes et choeur : l’oeuvre qui en découle demeure le polyptique vocal le plus important du premier Baroque (Seicento, XVIIè), Les Vêpres à la Vierge, Il Vespro della Vergina, jouant sur les deux styles ancien et moderne, polyphoniques et monodique, antico, et rappresentativo, avec une pensée musicale inouïe, qui en synthétise la portée de chacun; préfigurant les grandes oeuvres religieuses de la Messe en si de JS Bach et du Messie de Haendel, au siècle suivant (elles aussi, chacune, la somme de toute une vie), à la Missa Solemnis de Beethoven… Les Vêpres sont dédicacées au pape, un patron que Monteverdi aurait souhaité servir alors. D’autant qu’il réalise à la même période une autre pièce sacrée, celle ci plus conservatrice, pour mieux plaire encore au clergé romain, la Messe in illo tempore (dont l’austérité témoigne sa concession et son adhésion au stile antico).
Au théâtre ou à l’église, le Monteverdi quadragénaire (43 ans en 1610) fait montre de l’étendue de ses possibilités : un génie inclassable, aux œuvres d’une force expressive, d’une nouvelle intériorité, irrésistibles, qui cherche à la fois un lieu et un protecteur… Son salut ou sa seconde vie, viendra de Venise où il inventera l’opéra baroque, pendant les 30 dernières années de son existence (1613-1643).
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Monteverdi 2017, dossier des 450 ans : Feuilleton II : Venise, Monteverdi en gloire