La rondeur d’un tympan roman
De Lerma à Moissac, la musique a raccourci l’espace, et la majestueuse abbatiale romane célèbre pour son cloître a ouvert ses voûtes réverbérantes à deux ensembles qui prouvèrent ce soir-là que l’ambassadeur d’Espagne Castel dos Rios avait bien raison de déclarer en 1705 que « les Pyrénées venaient d’être fondues, que les deux nations se seraient plus désormais séparées, et qu’elles ne feraient plus qu’une ». Le jeune ensemble La Caravaggia, formé à bonne école, est venu rendre hommage à ses maîtres et aînés des Sacqueboutiers, et les musiciens réunis en une chaleureuse complicité ont interprété de manière fusionnelle et délicate des extraits du recueil de 1606. Saluons tout d’abord l’Abbatiale, dont l’acoustique dotée d’un écho très prononcé a conféré liant et majesté aux timbres cuivrés des sacqueboutes, élargi les passages en imitation, enveloppé les essais de spatialisation.
Les Sacqueboutiers & La Caravaggia ont sciemment opté pour une lecture intimiste et ronde, d’un moelleux caressant, refusant – sauf dans la dernière pièce – tout parti-pris trop martial. Ainsi, les percussions de Pedro Estevan furent discrètes, presque timides et l’on regrettera que « La Guerre » inspirée des Batailles de Janequin et de Verdelot se fasse à fleurets mouchetés. Mais l’on oublie bien vite ses regrets d’un monde de brutes pour se réjouir de la diversité des articulations et des timbres : les chalemies perçantes et grainées (notamment Béatrice Delpierre), les dulcianes d’une verdeur truculente se sont alliés tour à tour avec des cornets ductiles voire « jazzy » et des sacqueboutes irréprochables de justesse. L’on louera sans réserve les attaques décidées, fermes mais sans dureté, les faux bourdons d’une verticalité fière, la poésie qui affleure souvent, parfois teintée de nostalgie (« Mon seul » de Gombert opulent et voilé de tristesse). Si « Bonjour mon cœur » et « Margot laboures les vignes » ont été troussés avec un allant à la lisière de la précipitation, le « Dolce fiammelle mia » de Nanino coulant et naturel, et surtout le superbe « Ave Maria » de Desprez, hypnotique et lancinant, ont dénoté une maîtrise technique au service d’une musicalité spontanée, détendue, aux tournures franches qu’on pourrait carrément qualifier de populaire au sens noble du terme.
L’art de Jean-Pierre Canihac et de Lluis Coll a été celui d’aquarellistes, attentifs aux combinaisons potentielles, confiant les pupitres à des chœurs d’instruments sans cesse changeants qui remodèlent la polyphonie de pièces en pièces dans un kaléidoscope de sonorités, sans oublier les expériences de spatialisation relativement fructueuses. Enfin, on ne saurait passer sous silence l’art consommé des diminutions avec des cascades d’ornements bien sentis, d’une opulence peu envahissante. S’il faut caractériser cette vision du recueil du Duc de Lerma, on avouera que La Caravaggia & les Sacqueboutiers en ont livré une vision d’une homogénéité moirée, doublée d’une sorte d’aimable nonchalance, de tendre jubilation, digne d’émouvantes retrouvailles transpyrénéennes. Et que rarement les cuivres anciens auront été dotés de contours aussi rebondis, et d’un souffle aussi chaud et sensuel. Viet-Linh Nguyen (envoyé spécial).
Moissac. Abbatiale, le 23 avril 2009. « El Duque de Lerma » (1553-1625).
Célébration du 400ème anniversaire du « Cancionero del Duque de Lerma »
(1606). Les Sacqueboutiers & La Caravaggia : Jean-Pierre Canihac,
Lluis Coll (cornets, direction), Béatrice Delpierre, Philippe
Canguilhem (chalemies), Daniel Lasalle, Simeon Galduf, Valentin Perez,
Jordi Jimenez (sacqueboutes), Josep Borras, Joachim Guerra (dulcianes),
Pedro Estevan (percussions)
(Concert enregistré par France Musique, diffusion le 6 mai 2009 à 14h30)
Illustration: © Michel Laborde 2009
Article mis en ligne par Camille de Joyeuse. Rédigé par Viet-Linh Nguyen