vendredi 19 avril 2024

Metz. Opéra Théâtre, le 26 février 2011. Antoine Duhamel: « Lundi, monsieur vous serez riche… » (1968). Textes de Rémo Forlani. François Le Roux, Le Rital… Vincent Vittoz, mise en scène

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Java cynique

La partition d’Antoine Duhamel sur les textes goguenards de Rémo Forlani, a le verbe mordant et la java cynique. C’est une arène amère : « Lundi, monsieur vous serez riche » est une scène théâtrale hybride. Sans action apparente, le huit-clos psychologique s’y révèle prenant et sa vérité, insupportable. C’est un opéra cabaret, mi cirque mi psychanalyse collective (deuxième partie) où chacun se raconte, où tous revivent la dure réalité de l’existence… sans vie. Au centre du jeu, un bonimenteur patenté, fieffé séducteur qui écoute, observe puis confesse, manipule, hypnotise… En prophétisant à l’habitué que, s’il joue au tiercé les chiffres indiqués: « lundi, vous serez riche » (d’où le titre de l’ouvrage), ce devin mystificateur se joue de l’espérance et des désirs (vains) des clients d’un lieu perdu, sorte de purgatoire au bout de la nuit. Le Rital est ce magicien sans espoir qui tue toute illusion, c’est lui dont les chansons magnifiques et débonnaires, titillent les esprits égarés, font sortir de leurs gonds, les petites gens paumées de ce bar parisien que Vincent Vittoz imagine dans les années 1970. Comme nous le précise Fabienne Masoni (qui chante le rôle de la Patrone), instigatrice de la production, il s’agit du dernier spectacle qui a recueilli l’approbation de Rémo Forlani avant sa disparition. C’est elle qui a présenté le rôle du Rital à François Le Roux … et obtenu sa participation. La verve subtile qu’apporte l’acteur chanteur à son rôle est assurément l’un des arguments majeurs de la soirée. Il sait illuminer la prose hallucinée, poétique, séditieuse et brûlante de Forlani, avec un naturel époustouflant.

Dérisoire espoir

Musicalement, le cycle de chansons drôles mais ironiques, enchante, séduit l’oreille: elles tissent un collier écrin serti pour les textes de Forlani d’une violence tranchante, d’un humanisme fataliste qui peine à trouver aux hommes toute lueur de salut. Que chacun dans cette traversée nocturne (et alcoolisée) ne trouve pas une réelle issue à son attente; que personne ici malgré les possibles que permet la rencontre, n’évolue pas vraiment ni ne se métamorphose en fin de drame, voilà bien qui reste… terrifiant. Les 8 personnages après avoir mesuré toute l’étendue si dérisoire et abjecte de leur pauvre existence, se regardent en chiens de faïence; ils jouent le théâtre de la comédie humaine; c’est un manège où le Rital provoque et suscite, écorche et épingle les tares au départ cachées. Le regard critique de Forlani est glaçant car il est sans issue ni réconfort.
L’écrivain poète, fidèle à son oeil acerbe, analyse chaque personnalité, en décortique les ressorts souterrains. Pas un ne compatit réellement, chacun se drape dans une solitude maudite, où après les failles et les déchirures revécues, dévoilées, tout revient à son point de départ. L’insomnie confine au cauchemar.

François Le Roux, -Golaud si exceptionnel chez Debussy d’une remarquable profondeur humaine-, offre au rôle du Rital, sa silhouette énigmatique, son diamant magnétique, sa voix de velours qui accroche les voyelles comme seul un diseur de premier plan peut les ciseler. Qui est donc ce mage Cagliostro inquisiteur et provocateur? Serait-il vraiment cet immortel ou un mythomane qui s’invente une posture supérieure comme pour mieux porter le poids de sa profonde et abyssale désillusion? Pour se frotter à la noirceur du monde, il faut avoir les épaules larges et carrées, être plus fort que l’angoisse et la solitude effrayante. A ce jeu des désespérances où chacun se dépouille et doit se mettre à nu, les plus romantiques sont trop fragile et la jeune femme qui rêvait à l’amour, Nicole aux fausses allures de Julian Moore, est la première à basculer…
Certes parfois certains épisodes sont datés, -trop marqués 1968-, et malgré quelques coupes, le spectacle dure, s’étend, cherche son souffle, perd son rythme: la première partie est un peu longue en ce sens. Dommage aussi qu’un surtitrage ne nous permette pas de lire à vue toutes les merveilles d’une langue mi poétique, mi tragique, mi lyrique: Forlani sait rebondir à l’actualité tout en écrivant des vérités fulgurantes qui touchent à l’universel. Son texte qui fait toute la saveur des tirades décalées grandioses, des chansons narquoises (intervention de La Filoche) est aussi la (re)découverte cruciale de la production. Le travail de Vincent Vittoz resserre avec vérité et justesse le profil de chaque personnage: tous ont cette désespérance chevillée au corps, chacun semble porter toutes les douleurs du monde: épaves, fugitifs, voyageurs de la vie… A quoi tiennent ses vies qui n’en sont plus? Au désir de revivre une seconde de magie et d’amour perdue. En vain. C’est le bar des désillusions, où comme sur les rives du Styx, aux portes de l’enfer, il faut comme Orphée, laisser toute espérance.
Placé en fond de scène, derrière les acteurs, les 5 musiciens sont au diapason de ce chant subtile et naturel du baryton chanteur: justes, fins, jamais démonstratifs, acrobates d’un chambrisme pétillant; même le pianiste qui double le Rital garde un jeu lunaire, énigmatique.
Aux côtés de François Le Roux, saluons l’excellent Eric Vignau dont le rôle travesti trouve comme pour le Rital, un interprète particulièrement convaincant, troublant même: sa java de Mirabelle est l’un des moments forts du spectacle: en geisha désabusée mais de grande classe, « l’homme-femme » synthétise la déchéance d’un coeur brisé: c’est direct, âpre, d’une franchise cinglante: tout Forlani, d’autant que la musique de Duhamel est d’une rare éloquence, atteignant ce mal-être dansant qui fait aussi la réussite du théâtre de Kurt Weill et Bertold Brecht. Le théâtre du duo Duhamel/Forlani saisit par son ton franc, caustique, surtout désespéré, à peine tendre. Les deux auteurs dont Antoine Duhamel lui-même venant saluer sur la scène, ne pouvaient trouver meilleurs interprètes. Souhaitons que ce formidable spectacle touche le coeur des directeurs de théâtre, gagne d’autres publics et trouve de nouveaux lieux d’accueil. Servi par de grands interprètes, ce nocturne cynique nous fait jubiler: sa noirceur nous éclaire.

Metz. Opéra Théâtre, le 26 février 2011. Antoine Duhamel: « Lundi, monsieur vous serez riche… » (1968). Textes de Rémo Forlani. François Le Roux, (Le Rital). Eric Vignau (La Filoche)… Cécile Limal (Nicole Nantes), Fabienne Masoni (la patrone du bar), Camille Poul (Nana Catoène), Jeanne-Marie Lévy (Nana Quiblier), Christophe Crapez (Piotr), Jacques Gomez (l’habitué), Matthieu Lécroart (le garçon serveur). Les musiciens: L’accordéoniste : Anthony Millet; Le percussionniste : Dominique Lacomblez; Le contrebassiste : Nicolas Crosse; Le guitariste : Jean-Marc Zvellenreuther; Le vibraphoniste : Sébastien Escobar; Le pianiste : Vincent Leterme. Alexandre Piquion, direction musicale. Vincent VITTOZ, mise en scène. Amélie KIRITZE-TOPOR, scénographie. Dominique BURTÉ, costumes. Roberto VENTURI, lumières.

Illustrations: © Philippe Gisselbrecht Metz Métropole 2011. Fabienne Masoni et François Le Roux (la patrone et le Rital)
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