abrite en sa Chapelle de la Trinité le légendaire chrétien et
brumeusement anglais : c’est le Festival Lyonnais qui accueille King
Arthur de Purcell, qu’avec un effectif vocal et instrumental chambriste
(La Fenice) Jean Tubéry met subtilement en poésie universelle.
Un récit fantomatique
Et certes l’histoire du Roi Arthur est intrigante, quelque part entre cape, épée, médiévalisme militant et pouvoirs enchanteurs. Mais c’est un « cliché par-dessous », dont la lecture mérite des éclaircissements préalables et des commentaires savants, comme d’ailleurs presque toute la musique des « opéras » de Purcell, d’où seul émerge – en tant que quasi-opéra – le faux-vrai opéra de Didon et Enée. Alors s’agit-il de « broderies » sur un récit fantomatique, reléguant au ciel ( ou, au contraire ?) sur la terre des abstractions dramaturgiques le déroulement d’un récit héroïque ? Ne resterait que le génie musical de Purcell s’exprimant en une sorte de continuum « pur », instrumental et vocal, que l’on pourrait extraire de l’histoire qu’il est censé raconter, comme une partition pour ballet devient fin en soi ?
Perle irrégulière et objet trouvé
Demeure aussi le climat, mélange de brumes nordiques (on rencontre même, chemin faisant, un Wotan britannisé en Woden !), de romans de chevalerie (Arthur, c’est tout de même le Roi, fondateur d’une certaine Table Ronde appelée à un grand avenir), d’enchanteurs – l’un est bon, l’autre est méchant, devinez entre Osmond et Merlin -, de belle jeune fille aveugle que se disputent un Saxon et un Breton… Bref une métamorphose des cultures très baroque, mais à l’anglaise, un « objet trouvé », une « perle irrégulière » ( le barroco portugais du monde latin), ou selon les histoires de l’art, un « semi-opéra », où comme en variation sur « prima la musica, poi le parole »(d’abord la musique, et puis les mots du discours), des acteurs parlent le récit et les chanteurs (souvent des êtres surnaturels, rayon mixé dieux, déesses, esprits de diverses cultures) supervisent et commentent. Mais il n’est pas évident que le spectateur français de « festival baroque » soit bien au courant de tant d’interférences et de pistes joyeusement brouillées. S’il ne l’est pas, certes la notice de programme distribuée au concert de la Trinité lui apporte un résumé du récit qui court « en dessous » de la partition, précédé d’un développement sur les (més)aventures de Dryden (le poète-dramaturge inspirateur du musicien), et de Purcell dans la politique anglaise de la fin du XVIIe.
Naissance de la monarchie parlementaire
Mais cela demeure un peu sibyllin. Et il est conseillé d’ « accrocher » le récit de King Arthur, en ses échos du médiévalisme magique, aux événements contemporains… du XVIIe : donc, mini-révision du cours d’histoire anglaise. Après le puritanisme rigoureux de la dictature républicaine Cromwell (jusqu’en 1658), et « l’entre-deux » d une restauration monarchique avec un Charles II (jusqu’en 1685) de plus en plus favorable au « papisme » (catholicisme) et de son fils Jacques II (encore plus « anti-anglican », et qui devra s’enfuir vers la France de Louis XIV en 1788), l’Angleterre entre en monarchie-sans-grands-pouvoirs et donc en modernité politique. La Déclaration des Droits de 1689 donne le pouvoir réel au Parlement et réaffirme les garanties de la liberté individuelle (selon l’Habeas Corpus de 1679). On appelle sur le trône un prince hollandais, gendre de Jacques II, qui régnera sous le nom de Guillaume III, et son épouse (fille de Jacques II) Mary lui sera associée sur le trône : ce sera le temps de l’Angleterre réunifiée dans le protestantisme, au-delà de la mort précoce de la reine Anne ( fort admirée par Purcell, qui lui dédie des Odes et écrit une célèbre musique pour ses funérailles en 1794…mais le musicien meurt l’année suivante), puis de Guillaume III, dont les successeurs seront nécessairement et désormais de confession réformée.
On comprend en tout cas, de la part de Dryden et de Purcell, rassemblés en 1691 pour leur King Arthur , le ton terminal de ce « dramatick opera » (drame mêlé de chants) : « les couleurs d’une requête pour une (Grande) Bretagne unifiée, contre ce qui menaçait de dissoudre l’identité britannique, la glorieuse Albion chantant la joie de son identité recouvrée » (Jean-Yves Patte). Et son côté d’exaltation qu’on dirait « patriotarde »,- qui peut faire sourire les tout-de-même-nationalistes-que-nous-restons-dans –notre-hexagone-continental…
L’Oiseau fabuleux qui renaît de ses cendres
Ne nous voilà-t-il pas un peu moins mal réintroduits au cœur du charme dispensé par un King Arthur aussi français-européen que pensé en légèreté poétique par son conducteur baroqueux Jean Tubéry ? La Fenice, son ensemble au nom d’ « oiseau fabuleux qui se consume avant de renaître de ses cendres », se laisse guider par un musicien- redevenant par instants l’instrumentiste de souffle qu’il fut d’abord – dont on a envie de dire qu’il inspire chacun et tous tel un Ariel (en tout cas, jamais un Caliban), pour reprendre les personnages shakespeariens de La Tempête que Purcell mit aussi en musique de scène. Et il nous vient à l’esprit que nous avons aussi là admiré un Prospero, le roi détrôné qui par magie mène les amours et les aventures sur l’île où il a été exilé.
Prospero, Florestan et Eusebius
La gestique souveraine de Jean Tubéry fait se joindre l’ardeur, la rigueur et la chaleur, mains tranchant à l’orthogonale tandis que courbes, arrondis des bras et ondulations du buste établissent une écriture « corrigeant » de sa rondeur élégante l’énergie angulaire qui ne cesse de tirer vers l’avant le récit musical. Si c’était romantisme ultérieur, nous dirions qu’en ce Prospero coexistent un ardent Florestan et un songeur Eusebius. Cette invention constante d’un espace-temps lumineux semble s’accomplir dans la connivence et le plaisir de tous, et sans doute l’effectif chambriste qu’a voulu J.Tubéry enlève-t-il toute tentation d’autorité abusive et d’effet sonore en masse. Circule ainsi mieux une transparence qui constamment accorde son droit de cité à la rêverie.
Crescendo e accelerando de la poésie
Ainsi, en chemin, vont les séquences les plus délicates qu’on note au passage, espérant une impossible et immédiate réaudition : au 2e acte, le chœur des esprits de Philidel, qui joue dans le ténu de l’éloignement progressif, puis un duo aérien des flûtes qui introduit – nous voici sur l’émouvante et britannique lande ! -l’intimité du discours du berger et la réponse de rythmique vivacité des bergères-, et le crescendo-accelerando (oh ! futur rossinien !) du chœur. Au 3e, la grande vocalité ornée de Cupidon, et la réponse – ici, sans lourdeur dramatique et dans le miraculeux sentiment qu’il existe, en étrangeté maintenue, un « ailleurs » mystérieux-, l’air en tremolo vibrant du Génie du Froid ; puis le sensualisme tremblant du chœur « see, see, we assemble », où le travail en prodige poétique sur mot, syllabe et phonème rejoint la certitude que bat en l’être un cœur-vérité. Au 4e, -l’acte de la Nature scrutée dans ses phénomènes sonores les plus « modernes » -, le duo fluide et fuyant des Sirènes, puis le chant si doux du Sylvain et de la Nymphe. Au 5e, l’insaisissable accompagnement pour Eole, puis un trio d’enchantement avec les flûtes ; le tableau paysan, tantôt rêveur tantôt ironiquement rythmé ; l’infinie langueur de l’hymne vénusien à la Nature anglaise ; la danse verbale amoureuse d’Elle et Lui célébrant un neuf amour de la jeunesse ; et les amusants effets d’instruments aux tribunes pour le chœur final.
Esprit et beauté en une seule personne
On a peine – et c’est heureux, en tout cas voulu par le maître d’œuvre – à identifier dans le groupe vocal ce qui revient à chacun des solistes, échangeant les rôles et aussitôt redevenus choristes : H.J Howells, J.Perret, E.Halimli, C.Baska, R.Tripathi, P. de Laurentiis, G.Olry, C.Sam. Et ce serait peine inutile, tant la conception magnifie un ensemble qui tient aussi par la joie de chacun à se fondre en un tout harmonieux. Il en va de même pour les onze instrumentistes ; on s’autorisera tout de même une exception, en zoomant mémoriellement sur le jeu de doigts du guitariste Wim Maeseele, geste d’une élégance digne des peintres du XVIIIe. Tout cela – vue panoramique de l’interprétation et détails exquis -, en même temps que l’humour de Jean Tubéry si prompt à désamorcer la tentation de lourdeur nationaliste britannique, et à alléger pour mieux spiritualiser le récit sous-jacent comme ses commentaires de la terre et du ciel, montre à quel point le délicat musicien a dû méditer la dédicace de Purcell pour son Dioclétien, d’ailleurs si apte, aussi, à circonscrire la sphère shakespearienne : « Musique et poésie sont sœurs légitimes, allant main dans la main ; comme la poésie est l’harmonie des mots, la musique est l’harmonie des sons. Si la poésie s ’élève au dessus de la prose et de la rhétorique, la musique, elle, transfigure la poésie elle-même. Elles prennent toute leur valeur quand elles sont unies, car elles apparaissent comme l’esprit et la beauté dans une seule personne. »
Lyon, Chapelle de la Trinité, dimanche 16 décembre 2012. Henry Purcell (1658-1695) ; King Arthur, dramatick opera en 5 actes. Favoriti et Ensemble instrumental de La Fenice, direction Jean Tubéry.