vendredi 19 avril 2024

Lyon, Auditorium, le 12 novembre 2010. J.S.Bach, Beethoven . Sergey et Lusiné Khachatryan, violon, et piano

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Le violoniste Sergey Khachatryan était déjà venu à Lyon pour jouer avec l’O.N.L. le concerto de Brahms, et il avait enthousiasmé le public. Le voici en soliste pour J.S.Bach – 1ère Sonate, 2e Partita -, et en duo de sonate avec sa sœur Lusiné pour la 9e (A Kreutzer) de Beethoven. Des interprétations d’une noble inspiration, sans aucune théâtralisation des gestes et du son, allant vers l’intérieur des écritures du XVIIIe et du XIXe…

Le pneuma physique et spirituel

Dans certaines interprétations – si peu fréquentes – on est tenté de détecter ce que les Grecs anciens appelaient le pneuma, ce «souffle » qui a sa définition physique et son acception spirituelle, qui pour une part provient de l’être humain et pour l’autre, passant au dessus de lui, se traduit à la surface de la planète, universellement. Ces jeux au sens profond du terme exigent une pureté d’esprit bannissant toute mise en scène, ou comme disait ironiquement Valéry, désireuse de « tuer la marionnette » : « ne nous laisse pas succomber à la tentation du paraître », devraient implorer des virtuoses en proie à ce qu’en poésie baroque on nomme « complexe du paon ou de l’ostentation »… Sergey Khachatryan, lui, arrive avec simplicité, et dans l’attitude sans emphase du soliste –n’y-a-t-il pas solitude en ce rôle si cruellement exposé au grand nombre ? – recueille les forces, lance l’invocation de la 1ère Sonate de J.S.Bach (un appel, une arabesque descendante) ? Et l’on saisit tout de suite la qualité de sons non point désincarnés, mais d’une matière précieuse, sans insistance de l’appui sur les cordes, qui se lient les uns aux autres en constituant comme une trace de lumière – « les rayons et les ombres », et aussi la vibration qui irradie en ondes… Absent-présent à ce public fervent d’un Auditorium trop vaste, les yeux souvent mais discrètement clos, le jeune violoniste se donne à l’inspiration – encore le souffle, cette fois selon le latin – pour deux de ces partitions de Bach qui exigent la virtuosité, parfois « transcendantale », comme le dira Liszt de son piano, ce qui en philosophie n’évoque pas seulement un au-delà de la moyenne, mais fait gagner un ordre et une nature d’autre essence, se faisant visée intuitive et raisonnée de la conscience.

Dans la Maison du Père

L’adagio de la Sonate devient portique selon tous les âges de l’histoire architecturale – Propylées d’un Acropole, façade et narthex du roman ou de l’ogival -, et symbole d’un parcours qui tient de l’initiation : il y passe comme une timidité troublée de ce que la liberté nécessaire s’impose à travers des épreuves, mais au sein d’une certitude. La fugue allie, en réponse, rigueur structurelle et harmonie continue ; la sicilienne danse doucement, le presto tourbillonne mais d’une seule coulée, remous de courant qui serpente. Ici, et bien sûr dans la mythique 2nde Partita, on sent que S.Khachatryan pense large, en un legato qui n’est pas seulement celui d’articulations temporaires mais l’auxiliaire et la preuve d’une pensée dont on dirait – si elle s’exprimait en littérature française– qu’elle a les longues portées, le balancement interne aussi, et magique, d’un discours modeste comme celui de Maurice de Guérin ou plus solennel de Chateaubriand, et plus tard de Julien Gracq. Evidemment aussi, cela est en contradiction avec la façon de voir, heurtée, en élans parcellaires, des baroqueux : qu’importe, la Parole n’affirme-t-elle pas qu’ « il y a plusieurs maisons dans la Maison du Père » ?

Une sourdine picturale

Et comment ne pas être saisi par la beauté des « chutes » de certaines phrases – c’est ici bien davantage que du phrasé -, tout ce qui attire vers la raréfaction du son en une douceur qui étreint comme si c’était déjà souvenir, jusqu’à un infinitésimal qui fait méditer sur la fragile impermanence des êtres. Ainsi en va-t-il, dans la 2e Partita, de la coda pour une Sarabande commencée en confidence. Et puis on attend la divine Chaconne : S.Khachatrian, encore une fois à contre-courant d’une technicité banalement démonstrative, en construit la progression par subtils paliers. Il a raison de refuser l’ivresse de conquête et ses postures avantageuses – Daudet parlait joliment de son Tartarin qui se vantait d’avoir « doubles muscles », on rencontre cela aussi en athlétisme de musiciens d’estrade ! … De se concentrer sur d’admirables couleurs, qu’il obtient non en forçant sur l’intensité de progression dramatique – ah ! ces « bariolages » en subtilité(s) qui évoquent les splendeurs palpitantes de clair-obscur à la Titien ! -, mais en amenant le regard sur le sonore vers l’intérieur, par une « sourdine picturale » qui rayonne à la lisière du texte, et en fait confidence éperdue, berceuse dans le chuchotement nocturne…

Autour du prénom de Lusiné

Pour Beethoven, ce sera l’entrée en scène, tout aussi bellement discrète, de Lusiné, pianiste qui se montre en radieuse élégance, et « grande soeur » dont on peut deviner avec son violoniste de frère la complicité d’histoire affectueuse – un peu « en arrière » aussi, du côté parental-concertiste et des « années de formation » selon Goethe…-. Dans La 9e Sonate de Beethoven , « à Kreutzer », Lusiné Khachatryan fait fusionner en son jeu une précision d’attaque et de maintien des accords – qui n’est pourtant jamais tenté par le martèlement – et une capacité de ruissellement arpégé – les basses liquides pour la coda du 1er Presto, avant la furieuse ruée des derniers accords . Tout cela est magnifiquement accordé au violoniste, dans le repliement comme dans l’élan passionné, là où des tempi haletants qui pourraient sembler un rien forcés prennent aussitôt allure et justification de jeune nouveauté, de sentiment passionné qui surgit dans cette Sonate au profil d’assemblage paradoxal– sans oublier les prolongements tolstoïo-moralisants, qui ont parachevé sa célébrité. L’andante d’énoncé si calme et doux au piano culmine en une 3e variation qui se fait méditation tendre, avec des trilles violonistiques, chant d’oiseaux que l’on n’entend jamais si mystiquement immatériels. Le finale, convoqué par l’appel du piano, sera emportement nécessaire, torrent heureux d’être le torrent pour mieux s’apaiser. On se remémore, devant ce duo tellement accordé sur l’essentiel, que naguère Yehudi Menuhin et sa sœur Hepzibah donnèrent le haut exemple d’un chant mozartien exemplaire, ou plus tard Nell et Ivar Gotkovsky, et que la sororité aussi est histoire intégrée aux perfections, parfois aux inégalités de statut. Mais ici, aucun écho de Félix et Fanny Mendelssohn entre Sergey et Lusiné ! En nos assonances mémorielles françaises, revient surtout le prénom de la jeune femme arménienne où il entre Mélisande, Lusignan, Mélusine, et cette Mélinée que le poème d’Aragon, l’Affiche Rouge, associait à qui demeure « dans la beauté des choses, en Erivan », là où « la nature est si belle, et où le cœur se fend »…

Chopin et Komitas

Lusiné, courtoisement invitée par Serguey, reviendra pour Chopin et deux mazurkas. L’une fait voir le lointain poétique, l’effacement magique des sons, l’autre, qui s’anime doucement, laisse comprendre que chez l’exilé polonais aussi, « les fées sont d’exquises danseuses ». Frère et sœur rassemblés ne nous auront pas quitté sans un hommage à leur « Père Komitas » », le compositeur d’Arménie dont les œuvres et la vie si douloureuse portent témoignage du destin d’un peuple qu’on voulut anéantir.

Il est en tout cas et enfin fort agréable de souligner que le si légitime enthousiasme sera venu pour ce concert d’un public en grande partie fort jeune, encourageant ainsi le discernement artistique et les efforts persévérants des « Grands Interprètes »….

Lyon. Auditorium, le 12 novembre 2010. J.S.Bach (1685-1750), 1e Sonate et 2e Partita violon. L.v.Beethoven (1770-1827), 9e Sonate violon-piano. Sergey et Lusiné Khachatryan, violon et piano.

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