Alain Galliari : Concerto à la mémoire d’un ange, Alban Berg 1935 (Fayard) … On doit à l’auteur un récent ouvrage dédié au thème du salut dans les opéras de Wagner, remarquable vision d’une rare subtilité sur le sens profond et la nature véritable du salut tel qu’il est défendu / illustré par l’auteur du Vaisseau Fantôme, de Tannhäuser, de Parsifal. En précisant l’état et les enjeux d’un malentendu sur la question, Alain Galliari lève le voile sur l’ambition de Wagner qui n’a rien de religieux ni de sacré mais relève plutôt d’un narcissicisme romantique exacerbé.
Concerto à la mémoire d’un ange
Vienne, 1935 : l’ultime opus de Berg
Ici, dans le même style fin et pudique, l’auteur s’intéresse aux vraies événements et aux ferments intérieures d’une vie d’artiste et de créateur éprouvé dont découle la composition du Concerto pour violon A la mémoire d’un ange d’Alban Berg. Le contexte plonge dans la Vienne de 1935, à l’arrière fond social et politique délétère où l’homme de 50 ans, plutôt déprimé (n’ayant pas du tout la prémonition de sa mort… survenue à la fin de l’année) doit renoncer à l’achèvement de son nouvel opéra Lulu parce qu’il reçoit la commande d’un Concerto grassement payé. Le violoniste américain de 32 ans, Louis Krasner lui offre 1500 dollars pour cette oeuvre appelée à un destin exceptionnel… Suit alors une série d’événements singuliers et tragiques dont la mort de la jeune Manon Gropius, fille de Walter Gropius et de la veuve de Mahler, Alma Schindler, qui s’éteint le 24 avril 1935 soit le lundi de Pâques de cette année horribilis. La pauvre Manon vit son corps se raidir inéluctablement sous l’effet d’une paralysie générale survenue pendant un séjour à Venise en 1934 … Le décès bouleverse Berg au plus haut point (la jeune fille n’avait que 18 ans) ; qu’elle ait été cet » ange gazelle » ou une gosse gâtée (selon les témoignages de l’entourage), l’attachement que lui portait Berg déclenche chez le compositeur l’inspiration tant recherchée… avec le succès et la justesse que l’on sait.
On a dit Berg amoureux de la jeune Manon : fausse piste que défend l’auteur en révélant que le musicien restait profondément attaché à Hanna Fuchs, sa passion première, même s’il était marié à Hélène Hahowski, fille naturelle de l’empereur François Joseph.
Au fil des pages, ce sont les jardins intimes de Berg qui émergent peu à peu, ses liaisons féminines, sa pudeur créatrice, et pour revenir à Manon, ses relations avec la Vienne d’hier dont la mère Alma, veuve de Gustav alors, reste l’icône la plus fascinante … les airs du jeune Berg, d’une grâce féminine à la Oscar Wilde avait touché l’esprit d’Alma et explique la faveur dont pu jouir Berg à la différence de son maître Schoenberg ou de leur ami, Webern.
Ni Requiem pour lui même, ni produit frustré d’un amour sans lendemain, le Concerto à la mémoire d’un ange exprime au plus près l’expérience intime d’un homme déjà défait voire désespéré que la mort soudaine d’un petit être cher a subitement frappé et conduit à composer. Le texte plonge le lecteur dans les pensées les plus personnelles de Berg au moment de l’écriture de la partition, dévoilant la fabrication du matériau musical et ses multiples sources d’inspiration (dont par exemple le choix de choral ouvrant le dernier mouvement, composition personnelle d’après … Bach). Au début de l’été 1935, le commanditaire et violoniste Louis Krasner pouvait déjà jouer la première partie de l’oeuvre totalement écrite. Tout était fini le 12 août.
Quant à la soit disante prémonition de Berg sur sa propre disparition (liée à une piqûre d’insecte causant l’anthrax) faisant du Concerto, un étalage visionnaire et son Requiem, l’auteur demeure radical : » Et dans sa construction linéaire sans rétrogradation, le Concerto, qui parle autant de la vie que de la mort, ou qui plus exactement parle du mystère de la vie menée jusqu’à son point final, dénie au destin un quelconque rôle. » On ne peut être plus clair.
Alain Galliari, directeur de la Médiathèque Musicale Mahler, rétablit la vérité des événements, s’immerge dans le processus de composition d’un musicien parvenu en sa dernière année (mais il ne le sait pas encore : Berg s’éteindra fin 1935), volontiers pessimiste et fataliste, frappé pour ses 50 ans, par une prise de conscience sur sa propre vie et le sens réel de l’existence … ayant été saisi par l’inéluctable fin : expérience de la mort et non de sa mort, place sacrée de l’amour dans la triste vie terrestre. Or la fin du Concerto laisse une porte d’entrée, un seuil ouvert à toute forme d’espérance… un comble pour le compositeur qui ne portait pas une telle certitude dans ses autres oeuvres, lui habité par ce pessimisme foncier dont a parlé si justement son élève et ami Théodore Adorno.
L’étude de la partition qui suit, les affinités de la plume avec le monde intérieur et psychique de Berg font tous les délices (nombreux) de ce texte parfaitement écrit et construit.
Alain Galliari : Concerto à la mémoire d’un ange, Alban Berg 1935. Editions Fayard. ISBN : 978-2-213-67825-2. Paru le : 18/09/2013