La notice publiée accompagnant les 10 cd le montre au fil des années, marqué par le temps mais l’esprit et l’instinct du musicien d’une finesse inébranlable, imperturbable, léonine, impériale…).
Le disque (et à l’époque les 78 tours double face) marque une nouvelle aventure musicale pour le chef: c’est même avant Solti, Karajan, un sorcier magicien soucieux d’un son phonographique particulier (le visuel de couverture le présente en mage habité, un extra terrestre modelant de ses deux mains, le phénomène sonore comme s’il s’agissait d’une sculpture souple intangible… ce portrait photographique est étonnant et si respectueux finalement de sa personnalité atypique.
On lui doit, prise de son oblige, une nouvelle configuration de l’orchestre plus » microgénique « : violons et altos à la gauche du chef, violoncelles à sa droite: il en découle un marquage caractérisé entre aigus et basses, dessinant cette dichotomie aujourd’hui un rien archaïque mais d’une redoutable efficacité esthétique, en particulier dans la prise de ses enregistrements propres aux années 1960-80; car le maître jusqu’à 90 ans passés, n’a jamais cessé d’enregistrer, défricher, approfondir… un modèle pour tous les maestros classiques! La Columbia lui offre même un nouveau contrat explicitement favorable à maints enregistrements: rien à jeter dans cette intégrale d’une vibration particulière.
Il y a certes la prise de son particulièrement soignée: cette esthétique phonographique qui annonce par son fini et sa volonté de plénitude spatiale (Stokowski ne s’est pas engagé pour la bande son de Fantasia pour Disney, pour rien), les Karajan ou Solti après lui.
Outre le Charles Ives très inspiré (cd4, avec l’american Symphony Orchestra, prise de décembre 1966), c’est surtout entre autres albums ici réunis: le premier de février 1960 (Stokowski reprenait place au studio après 19 années de silence!) avec « son » orchestre: le Philadelphia; un effectif qu’il a modelé avec l’amour d’un passionné exigeant et généreux. Un premier cd comprenant l’Amour sorcier de Falla (prise de 1960, avec une Shirley Verrett, alors jeune et très rocailleuse dans l’esprit des chanteurs de flamenco) et surtout une sélection amoureuse extrait des actes II et III de Tristan und isolde de Wagner: hymne trépidant et d’une suractivité expressive d’une exceptionnelle motricité… C’est comme si le chef et son orchestre exprimaient jusqu’au souffle orgasmique des amants magnifiques et maudits: une classe inédite qui rétablit l’élan de l’infime tendresse et l’efflorescence des sentiments les plus intimes chez Wagner… ce premier jalon inaugure sa collaboration avec les orchestres américains (1960-1967) dont il a modelé l’approche artistique et interprétative, entre ouverture et fluidité. Que tout cela respire, créant une oxygénation lumineuse de tout l’orchestre ! Voilà qui démontre qu’au début des années 1960, le son du Philadelphia est bien celui du meilleur orchestre américain d’alors.
Stokowski: sorcier magicien
Les 6 derniers albums (5 à 10) évoquent la collaboration londonienne avec le National Philharmonic orchestra, ultime travail orchestral commencé en 1976 et jusque peu avant son décès, en septembre 1977.
Nonagénaire, le sémillant jeune homme embrase la matière orchestrale: tout y est fluide, extatique, suspendu, d’une active fluidité et surtout d’une intelligence dynamique exemplaire en particulier dans cette Suite extraite du Tristan wagnérien. Même accomplissement pour sa sélection d’après La Belle au bois dormant qu’il intitule Le mariage d’Aurore et dont l’innocence solaire, la tendresse, la vitalité chorégraphique subjuguent totalement (National Philharmonic Orchestra, mai 1976 à 94 ans!).
Autre aboutissement artistique absolu, le cd comprenant la Symphonie n°4 « Italienne » de Mendelssohn enchaînée avec la Symphonie romaine de Bizet: deux hymnes ardents baignés de soleil et d’une juvénilité rayonnante, d’un feu et d’une intelligence là encore irrésistibles : c’est le chant du cygne d’un adolescent ivre de lyrisme et de pétillance alors âgé de 95 ans et qui en mai et juin 1977, 3 mois avant sa disparition est d’une exaltation sincère littéralement à pleurer. Et que dire encore de sa Symphonie n°2 de Brahms (avril 1977), à la fois mesurée et d’une profondeur unique.
Avec ses orchestres américains et anglais des années 60-70 (Philadelphia Orchestra, American Symphony orchestra puis National Philharmonic Orchestra), qui n’avaient pas encore cette maîtrise philologique des phalanges sur instruments d’époque, Stokowsky démontre pourtant la justesse d’une vision artistique d’une absolue sincérité: voilà qui prouve que le seul choix des instruments ne fait pas tout… Ici il est question de sensibilité ardente, de hauteur de vue, de compréhension intime des partitions: la vérité et la franchise du geste, son humanité, sa sensibilité nous touchent aujourd’hui et font de ce coffret l’une des plus bouleversantes expériences sonores vécues par le disque. Chapeau maestro ! Merci à Sony classical de permettre ce miracle à quelques mois de Noël: courrez acheter ce coffret: il ne peut faire que des heureux.
Leopold Stokowski (1882-1977): The Columbia stereo recordings, 10 cd Sony classical. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concerto Brandebourgeois n°5 en ré majeur, BWV 1050. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur, op. 73 « L’Empereur ». Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, suites n°1 et n°2 ; L’Arlésienne, suites n°1 et n°2 ; Symphonie en ut majeur. Johannes Brahms (1833-1897) : Symphonie n°2 en ré majeur, op. 73 ; Ouverture Tragique, op. 81. Manuel de Falla (1876-1946) : El Amor Brujo (L’Amour Sorcier). Charles Ives (1874-1954) : Symphonie n°4 ; Robert Browning Overture ; 4 Songs for chorus and orchestra. Felix Mendelssohn (1809-1847) : Symphonie n°4 en la majeur, op. 90 « Italienne ». Jean Sibelius (1865-1957) : Symphonie n°1 en mi mineur, op. 39 ; Le Cygne de Tuonela, op. 22 n°3. Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893) : Le Mariage d’Aurore, musique du ballet La Belle au Bois dormant. Richard Wagner (1813-1883) : Tristan und Isolde, Liebesmusik des actes II et III. Transcriptions par Leopold Stokowski d’œuvres de Isaac Albéniz (1860-1909), Johann Sebastian Bach (1685-1750), Frédéric Chopin (1810-1849), Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Claude Debussy (1862-1918), Ottokar Nováček (1866-1900), Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893). William Kincaid, flûte ; David Theodore, hautbois ; Michael Windfield, cor anglais. Anshel Brusilow, violon ; Fernando Valenti, clavecin ; Glenn Gould, piano. Shirley Verrett, mezzo-soprano ; Schola Cantorum of New York, Ithaca College Concert Choir, Gregg Smith Singers. Philadelphia Orchestra, direction : Leopold Stokowski. American Symphony Orchestra, direction : Leopold Stokowski, José Serebrier, David Katz. National Philharmonic Orchestra, direction : Leopold Stokowski. 1 coffret 10 CD Sony Classical 88691971152. Code barre : 886919711523. Enregistré entre février 1960 et juin 1977 à Philadelphie, New York City, Londres. ADD. Notice argumentée et richement illsutrée. Un modèle d’excellence éditoriale.