jeudi 28 mars 2024

La Porte de Félicité (Doulce Mémoire, 2012) 1 cd Zig Zag (Doulce Mémoire, Kudsi Erguner)

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Avant de s’appeler au XIXè, la Sublime Porte, l’Istanbul ottomane s’appelait  » La Porte de Félicité « : en s’appuyant sur cette promesse affichée, celle de suavités bienheureuses…, Doulce Mémoire propose non sans pertinence, la rencontre pacifiée de deux cultures… Entre Asie et Europe, Orient et Occident, la chute de Constantinople en 1453 marque un point de rupture et un choc traumatique pour les nostalgiques de l’ex empire byzantin. Nombre de lettrés, érudits, savants (Constantin Lascaris) et artistes quittent l’Orient pour l’Europe.

Plutôt que de chute, il faut parler aujourd’hui (thèse défendue par le présent programme) de  » renouveau « . Une civilisation chasse l’autre, suscitant ses morts et ses victimes sur l’autel d’une histoire bien oublieuse. Le temps de ce programme prend la mesure de ce renouveau et de ce traumatisme.

Après les Byzantins, donc les Turcs Ottomans. D’où ce geste alterné (dialogue pour autant) entre les musiciens de Doulce Mémoire et ceux de l’Ensemble turc Kudsi Erguner (fondé en 1979).
Dominateurs et conquérants arrogants, les Ottomans savent préserver cependant la continuité des échanges avec l’Europe chrétienne: Mehmet II laisse vivre les colons européens de Galata (cité nichée sur la colline de Pera en face d’Istanbul) ; il leur permet de commercer avec leurs confrères chrétiens d’Europe. Ainsi la liaison diplomatique, artistique, commerciale avec la  » Porte de Félicité  » (appelée au XIXème,  » la Sublime Porte « ), reste vivace.

Les Sultans ne cessent de guerroyer contre les souverains européens: mais ils acceptent aussi de recevoir musiciens et artistes occidentaux, quitte à les rudoyer (ainsi les musiciens de François Ier à la Cour Ottomane qui en 1534 voient leurs instruments détruits…).

Félicités musiciennes

Pour autant y-a-t-il compréhension et curiosité de part et d’autre ? Denis Raisin Dadre pose clairement les limites d’une telle confrontation: dès le XVè et l’Ars perfecta, l’Occident enivré par ses complexités polyphoniques essentiellement divines et abstraites ne sait pas être curieux de la pratique monodiques des Ottomans dont le raffinement serait à rechercher ailleurs dans les micro intervalles de la gamme orientale; Ainsi Francisco Guerrero dans son Viaje de Jerusalem (Voyage à Jérusalem) ne cite pas une seule musique d’Orient ! Pourtant, les musiciens occidentaux locaux, à Istanbul même se sont plus à comprendre mieux les sons orientaux, ceux des Janissaires; le timbre particulier des zurna (hautbois turcs); et les luthistes européens ont certainement été captivés par le chant du oud. Pour réparer cette apparente indifférence de part et d’autre, le programme musical rétablit des pistes sérieuses où la rencontre est belle et bien possible.

Sur cette base théorique, les instrumentistes de Doulce Mémoire imaginent et réalisent les promesses d’un échange improbable voire d’une rencontre féconde entre métissages des timbres et croisement des pratiques; ils se sont initiés au jeu des instruments turcs: zurna principalement; de même que certains demi tons et intervalles inégaux ont correspondu à la grille des tempéraments pythagoriciens et mésotonique des XV et XVIè occidentaux. L’ensemble turc pour sa part s’approprie les danses du XVè du chansonnier de Marguerite d’Autriche, bases d’une pratique ornementale libre et inventive, très adaptée à leur sens de l’improvisation ornementée.
Doulce Mémoire retrouve la pratique musicale du XVè dans le rapport actuel qu’entretien Kudsi Erguner avec le jeu musical: transmission orale, liberté improvisée face au texte écrit, génie de l’ornementation, surtout pensée modale préservant la riche liberté mélodique…

La rencontre s’est produite concrètement: l’aisance improvisée des uns nourrissant la connaissance et la culture musicales des autres. Les deux chants si différents et pourtant fraternels entre l’alto Paulin Bündgen (au style à la fois angélique et aristocratique) et la voix d’une mâle agilité de Bora Uymaz, dessinent ici des arabesques d’une beauté dialoguée inouïe. L’une se répondant à l’autre dans chacune de leur section respective.

De la différence naît le dialogue : rien de plus abouti que cette alliance turco-européenne où dans le mouvement du jeu croisé, l’identité profonde de chacun se trouve comme sublimée. Aux improvisations vocales ottomanes scrupuleusement choisies (Gazel d’après les poèmes de Mehmet II le Conquérant), au balancement ternaire des derviches, aux préludes Taksim préparant le Magâm, à la complexité coulante des micro-intervalles, répondent les splendeurs ciselées du XVè européen dont Denis Raisin Dadre a le secret; Motet de Dufay sur la Chute de Constantinople…, mesure ternaire (figure de la Trinité) des chansons oubliées de Gilet Velut et de Richard Loqueville… tempo de la basse danse du XVè (emblème aristocratique) pour la Gloria et l’Agnus Dei de Guillaume Faugues, actif à Bourges vers 1460.

Avec ce nouveau programme scellé par le signe de l’ouverture et du partage, Doulce Mémoire réalise un nouveau jalon dans sa traversée des territoires métissés. A l’heure de la globalisation qui signifie souvent standardisation, l’éveil à l’autre apporte un enrichissement insoupçonné: le travail sur les timbres, les couleurs, les sections alternées entre musiques européennes et ottomanes fondent la clé de voûte de ce remarquable projet, comme la réussite d’un cycle frappant par sa richesse et sa grande cohérence. Après nous avoir captivé en imaginant une autre rencontre entre l’Europe du XVè et l’art du Nankuan (propre à la Chine des Tang, VIIIè siècle) : Mémoire des Vents du sud  » (Han Tang Yuefu), Denis Raisin Dadre, infatigable voyageur, défriche de nouveaux champs/chants fraternels où l’art et l’humain subliment les péripéties de l’histoire: d’une Chute (de Constantinople), les musiciens font un sommet culturel pour un renouveau et des espoirs d’entente. Libre invention de l’art, et geste poétique autant que, souhaitons-le, visionnaire !

La Porte de Félicité. Ensembles Doulce Mémoire, Kudsi Erguner. 1 cd Zig Zag. Enregistrement réalisé à Istanbul (Turquie) en janvier 2012.

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