Chef d’orchestre (né en 1943)
« Une force unique ». Portrait
Arte, lundi 5 octobre 2009 à 22h30
Portrait, documentaire, 2009. Inédit. Réalisation : Benjamin Wolff et Peter Schlögl
Etre chef à Naples et Hambourg
La force dont il s’agit est celle d’une homme handicapé à sa naissance qui a trouvé dans la musique, une source de dépassement. Le portrait a été réalisé en 2008 à Londres, Naples et Hambourg; 3 villes où se développe l’activité du musicien. Jeffrey Tate, né le 28 avril 1943 à Salisbury en Grande-Bretagne, fut l’assistant de Solti à Covent Garden, de Karajan à Berlin, et surtout de Boulez pour son Ring retentissant à Bayreuth pour le centenaire du cycle lyrique (1976). Il a fait ses débuts comme chef professionnel au Met de New York sous la tutelle de James Levine qui le pousse a y diriger en 1980, à 37 ans, Lullu dans la version en 3 actes (alors peu connue mais qu’il a pu travailler avec Pierre Boulez). Car avant d’être ce Straussien et wagnérien reconnu, Jeffrey Tate se voyait dans l’ombre des grands, répétiteur pour les chanteurs professionnels, préparant alors les oeuvres clés de Strauss ou de Wagner: il fut aussi à Covent Garden, le pianiste de Solti, travaillant avec le chef hongrois, pour de nombreux enregistrements en 1970. Or le préparateur et assistant devient chef principal du Covent Garden en 1985.
Fils d’un salarié de la Poste de Londres, Jeffrey Tate est né avec une malformation du dos: opérations multiples, séjours à l’hôpital… le jeune garçon qui joue du piano depuis l’âge de 4 ans, s’accroche grâce à la musique et au chant Il a la chance de chanter en alto, dans le choeur de l’Alleluia de la Cantate pour Saint-Nicolas de Benjamin Britten: le choc est profond et tout en ayant la révélation de la musique (ce qu’il éprouvera encore lors d’une production des Maîtres Chanteurs de Wagner pour laquelle il est répétiteur pour le London Center Opera: musique fluide et chantante d’une beauté encore inédite), le jeune Tate admire Britten comme son modèle. « J’aime Wagner parce qu’il sait allier comme personne le texte et la musique. Texte et mot sont indissociables » précise le chef anglais. De fait, Wagner a écrit tous les livrets de ses opéras. Cette attention au texte distingue les grands interprètes.
Médecin puis musicien
Au départ, Jeffrey Tate se destinait à la médecine et à la chirurgie. Mais à 35 ans, il décide de se consacrer à la musique: l’amateur devient l’un des spécialistes de Wagner les plus demandés.
Aujourd’hui, le chef se partage entre Londres où il vit avec son compagnon (Klaus) – le chef ne cache pas son homosexualité-, Naples où il est directeur musical du San Carlo (depuis 2005), et Hambourg où pour la saison 2009-2010, il dirige l’Orchestre Symphonique.
Wagner, Strauss et aussi Bruckner (Symphonie n°2) occupent pendant ce bref portrait du maestro, le musicien et ses instrumentistes. Sublimes, les images de l’orchestre du San Carlo jouant au festival de Ravello (au sud de Naples) comme posé sur la mer dans la baie qui encadre la scène… même si pour le chef la performance demeure douloureuse car le son des cordes se perd et la musique est écrasée par la beauté du paysage…
Bavard et pétillant, l’homme de culture et de sensibilité, âgé de 65 ans, malgré son handicap, semble passionné par son métier. Assise rythmique apprise avec Solti, sensibilité et mesure dans le sillon de Karajan, Jeffrey Tate nous offre dans ce portrait une belle leçon de musique. Comme on construit sa vie et son identité, le chef fait bâtir sa maison dans un quartier de Londres: « Je ne me sens chez moi, nulle part », dit-il. « En tant que handicapé et homosexuel, je me sens comme un tzigane », avoue-t-il. « En réalité, j’attache plus d’importance à mes livres. Quand la bibliothèque sera installée, je me sentirais chez moi ».
Cet être atypique, qui collectionne les porcelaines baroques européennes entre 1714 et 1730 (soit contemporaines de Bach), en particulier les pièces issues des ateliers de Meissen, se dévoile ici, avec tact et franchise. L’habile psychologue qui accepte d’être filmer par la caméra sans fard et avec une proximité rare, révèle son sens de la communication et sa compréhension des individus: face aux « particularités » des orchestres, le chef sait s’en tenir à une ligne claire qui fait référence auprès des musiciens dont la nationalité rend différents les rapports aux oeuvres et la façon de les préparer: « les Italiens sont bruyants et bavards; les allemands sont disciplinés mais affichent un oeil désapprobateur; les anglais sont plein d’humour et ne prennent rien au sérieux… » Au chef d’instaurer un climat de travail et de conduire le collectif vers le son précis qu’il souhaite atteindre. Ni plus ni moins.
Illustrations: Jeffrey Tate (DR)