Jacques Rouché
Directeur de l’Opéra de Paris (1913-1945)
Né le 16 novembre 1862 à Lunel (Hérault) et mort à Paris le 9 novembre 1957, Jacques Rouché reste le champion d’une double réussite dont l’alliance idéalement menée, demeure la réalisation d’un fantasme pour tout entrepreneur ambitieux: comme industriel, il reprend et développe au-delà des objectifs, la fabrique des parfums Piver. En modernisant l’entreprise du père de son épouse, en investissant dans les essences synthétiques, Rouché dévoile son intuition remarquable et sa gestion visionnaire. Sa réussité professionnelle lui assure une fortune considérable. Comme passionné de théâtre et d’art, il s’affirme simultanément, comme l’un des mécènes français les plus dynamiques et surtout les plus modernes du XXème siècle. En patron de la création contemporaine, il dirige La Grande Revue, sollicitant Gide et Suarès, Rolland et Maurice Denis… Devenu directeur de l’Opéra de Paris à partir de 1913, il sauve une vieille maison poussiéreuse qui était alors une société privée, chroniquement déficitaire.
Le fils d’Eugène Rouché, célèbre mathématicien qui a laissé son nom à un théorème toujours actuel, fait de brillantes études à Polytechnique (X 1882) et à Sciences po. Il est diplômé de l’inspection des finances, puis après plusieurs postes au sein des ministères, Rouché fils se distingue comme chef du commissariat de l’Exposition universelle de 1889. La réussite de sa mission à ce poste lui vaut d’obtenir la Légion d’Honneur: il n’a que 27 ans. Mais cet entrepreneur doué, est aussi passionné par la scène et les arts. Il écrit des pièces, un essai sur la réforme de l’enseignement du comédien, plus précisément sur sa préparation à la déclamation dramatique (1887). Curieux, exigent, Jacques Rouché voyage à Vienne et à Bayreuth (été 1891): sa sensibilité le porte hors de France pour y étudier le fonctionnement des théâtres et le principe des machineries. Il épouse en 1893, la fille du fondateur des parfums Piver: c’est lui qui a négocié ce mariage arrangé qui lui assure désormais, au prix d’une gestion continue et audacieuse, la fortune qui lui permet de réaliser son projet culturel.
La Grande Revue (1907-1939)
En 1907, à 45 ans, Jacques Rouché achète la revue bimestrielle La Grande Revue (créé par Fernand Labori, l’avocat de Dreyfus et d’Emile Zola), publication éclectique, recevant la collaboration d’auteurs, écrivains et chroniqueurs, sur différents sujets de l’actualité artistique mais aussi sociale, économique et politique. Y participent à sa demande: André Gide, Gabriele d’Annunzio, George Bernard Shaw, Jean Giraudoux, Jules Renard, Victor Margueritte, Paul Verhaeren, Alain-Fournier… De nombreux textes importants, au début du XX ème siècle, y sont ainsi édités: Le Voyage du condottiere d’André Suarès (cycle de témoignages sur les artistes de la Renaissance Italienne), Ragote de Jules Renard, Don Manuel le paresseux de Jean Giraudoux, Charles Blanchard de Charles-Louis Philippe… Gide en particulier y commente Les Frères Karamazov de Dostoïevski et analyse la prose d’un jeune poète alors prometteur, Charles-Louis Philippe qui décèdera quelques mois après… Pour la rédaction des chroniques d’actualité des arts, collaborent également régulièrement: Maurice Denis et George Desvallières (peinture), Léon Blum et Jacques Copeau (théâtre), Romain Rolland et Louis Laloy (musique), André Suarès (vie littéraire), Gaston Doumergue (politique)… Les articles sont « illustrés » par René-Xavier Prinet, Bernard Naudin, Félix Vallotton, Maurice Denis, Georges Delaw, George Desvallières, lequel participe aussi au décor de son hôtel particulier. La direction de Jacques Rouché se poursuit jusqu’en 1939, où il décide de cesser la publiciation.
Le Théâtre des Arts (1910-1913)
A partir de 1910, l’homme de 48 ans réalise sa passion du théâtre et des arts de la scène, en organisant pour trois saisons, la programmation du Théâtre des arts (actuel Théâtre Hébertot), lieu qu’il loue sur ses fonds propres. La petite salle rassemble alors le meilleur de la création musicale et théâtrale de l’époque, car en mécène éclairé autant qu’exigeant, Jacques Rouché sélectionne avec un instinct inoui, les artistes et les oeuvres. Tous les genres sont abordés: pièces de théâtre, opéras et ballets, ouvrages de commande et textes ou ouvrages classiques. Ayant ses propres conceptions scénographiques, qu’il explique dans un essai intitulé « L’Art théâtral moderne« , Rouché sollicite tous les métiers, illustrant le principe de fusion des disciplines et des arts. Il fait appel à de nombreux peintres qui acceptent ainsi de se frotter à la réalité et aux enjeux d’un décor de scène: Maxime Dethomas, Jacques Drésa, René Piot, André Dunoyer de Segonzac, Georges d’Espagnat, Charles Guérin, André Hellé… Son adaptation des Frères Karamazov de Dostoïevski, que lui a révélé André Gide, reste l’une des meilleures réussites de la période au Théâtre des Arts. La production réunit: Jacques Copeau (l’adaptateur de la pièce), Charles Dullin et Louis Jouvet. Puis c’est en 1912, un véritable festival chorégraphique pour lequel il commande aux compositeurs et aux peintres contemporains: Vincent d’Indy, Florent Schmitt, Paul Dukas et Maurice Ravel, et aussi George Desvallières, Maxime Dethomas, René Piot et Jacques Drésa. Cette programmation offre une vitrine de la créativité française dans les années 1910. En parallèle, Rouché défriche de nouveaux répertoires: il monte Idoménée de Mozart, le Couronnement de Poppée de Monteverdi et le prologue de Thésée de Lully, en véritable pionnier du retour au baroque…
L’Opéra de Paris (1913-1949)
Nommé par le gouvernement qui a relevé l’intelligence de sa gestion autant artistique qu’administrative au Théâtre des arts, Jacques Rouché est projeté à la direction de l’Opéra de Paris. Même si le prestige de la fonction engage l’état français, la maison parisienne est une affaire privée, et son directeur doit aussi trouver les revenus pour faire tourner la machine. Sa fortune a certainement favorisé sa nomination. Mais en tant que mélomane avisé, homme de culture et humaniste, Jacques Rouché réforme en profondeur une vieille fille aux ambitions dévorantes mais misérable en raison de la trop faible subvention allouée par l’Etat. Le nouveau directeur n’hésite pas à verser quelques 20 millions de francs or pour mettre en pratique ses ambitions de gestionnaire et de passionné de théâtre, de danse et de musique. Plus que le gouvernement, c’est Rouché qui subventionne l’Opéra Garnier. Sa direction suit sans sourciller le but fixé: en 1914, il fait un tour d’Europe, inspectant les salles de théâtre, y remarquant ce qui se fait de mieux et de plus visionnaire, rencontrant directeurs et scénographes dont Max Reinhardt et Richard Strauss (les fondateurs du Festival de Salzbourg en 1922), Constantin Stanislavski, Serge Rachmaninov, Alexandre Benois, Adolphe Apia, … Ironie de l’histoire, la guerre éclate quand le nouveau directeur aurait dû ouvrir son théâtre (septembre 1914): qu’importe, l’ambitieux directeur maintient le niveau artistique, en produisant surtout des ballets dont le plus réussi reste Les Abeilles de Stravinsky (décors du peintre Maxime Dethomas). Rouché récidive ses expériences d’opéra baroque, remontant l’ouvrage créé pour l’Académie Royale de musique par Jean-Philippe Rameau, Castor et Pollux: mais le public retint son enthousiasme (1918). Après la guerre, et pendant l’Entre-Deux guerres, l’Opéra connaît un âge d’or: Jacques Rouché suscite et encourage les créateurs contemporains. L’Opéra est devenu une scène en connexion avec son temps, pari exemplaire magistralement réussi qui trouve surtout un public. Le directeur s’attache le talent des compositeurs les plus intéressants: Georges Auric, Claude Debussy, Gabriel Fauré, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Maurice Ravel, Sauguet, Schmitt, et aussi, Werner Egk, Georges Enesco, Manuel de Falla, Malipiero, Serge Prokofiev, Giacomo Puccini, Richard Strauss, Igor Stravinski… Ainsi sont créés (premières mondiales ou créations françaises): Padmâvatî d’Albert Roussel, Le Chevalier à la rose de Richard Strauss, Mârouf, savetier du Caire d’Henri Rabaud, Turandot de Giacomo Puccini, La Tour de feu de Vittorio Rieti, Œdipe de Georges Enesco, L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel, Médée de Darius Milhaud, Petite Suite de Claude Debussy, Cydalise et le Chèvre-pied de Gabriel Pierné, Siang Sin de Georges Hue, L’Orchestre en liberté d’Henri Sauveplane… Rouché invite également les grands chefs étrangers comme la Philharmonie de Berlin sous la direction de Wilhelm Furtwängler qui jouent en mai 1932, Tristan und Isolde avec Lauritz Melchior… Chef et orchestre reviendront à nouveau en mai 1933 pour y donner deux concerts exceptionnels… L’éclectisme des styles, la présence équilibrée de la danse aux cotés de l’opéra, mais aussi la présence d’un cycle de musique symphonique, cimentent la richesse et le prestige éblouissant de l’Opéra de Paris, dans une période parmi les plus passionnantes de son histoire. Cette activité qui couvre tous les paspects d’une programmation complète et visionnaire est liée à la personnalité hors-normes de Jacques Rouché.
Avec l’arrivée de Serge Lifar, comme maître de ballet (après le désistement de George Balanchine, empêché pour maladie), la danse renaît de ses cendres, et le corps de ballet de l’opéra connaît un essor exceptionnel. Ainsi, en témoigne le ballet Icare (juillet 1935), dont la musique d’Honegger se plie au propre rythme de la chorégraphie préalablement élaborée par le chorégraphe. Mais en dépit de la politique dynamique et éclairée de Jacques Rouché qui poursuit sa direction des parfums Piver, l’Opéra n’attire pas assez de public pour rentabiliser ses coûteuses productions. Le déficit menace. L’Etat entreprend alors une réforme des statuts de l’institution, créant en 1939, la Réunion des théâtres lyriques, regroupant l’Opéra de Paris et l’Opéra-Comique. Jacques Rouché est nommé administrateur général.
L’Occupation et la réhabilitation
Entre le gouvernement pétainiste qui souhaite renforcer sa place dans les murs, et l’Occupant hitlérien qui y montre de plus en plus d’appétit, faisant représenter des opéras de Wagner, (entre autres dirigés en 1941, par Herbert von Karajan, musicien du régime nazi) , Jacques Rouché tente coûte que coûte de sauver les meubles et d’assurer le fonctionnement, en préservant en particulier le moral et les conditions de ses personnels. En 1940, avec les lois raciales contre les juifs, Rouché doit se séparer d’une trentaine de salariés ainsi inquiétés mais il maintient leur salaire jusqu’en 1942 !
Le directeur et son maître de ballet y poursuivent en particulier la programmation des ballets, moins coûteuse que les opéras, d’autant que la troupe s’est considérablement améliorée sur le plan de la cohésion technique. Ainsi, Le Chevalier et la Damoiselle de Philippe Gaubert, Les Animaux modèles de Francis Poulenc, Suite en blanc sur une musique d’Édouard Lalo, ou Guignol et Pandore d’André Jolivet, voient le jour sur les planches parisiennes. Mais Pendant les années de guerre, Rouché n’en a pas pour autant abandonné la défense du répertoire lyrique national. Il reprend entre autres, La Damnation de Faust d’Hector Berlioz (dans un dispositif scénique utilisant une image projetée, en mars 1933, réalisée par le décorateur hongrois Ernest Klausz, qui restera en poste jusqu’en décembre 1943), Thaïs et Manon de Jules Massenet, Faust de Charles Gounod, Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, Mârouf d’Henri Rabaud, Le Roi d’Ys d’Édouard Lalo… Il ne peut cependant pas éviter que des formations d’outre-Rhin, notamment la Philharmonie de Berlin, s’invitent sur la scène du Palais Garnier. Après la guerre, Jacques Rouché est traduit devant un tribunal mais est vite réhabilité, grâce en particulier aux nombreux témoignages des personnes qu’il a aidé pendant l’Occupation. Il se retire dans son hôtel particulier parisien où il meurt en novembre 1957.
Crédits photographiques
Jacques Rouché (DR)
Mela Muter: Albert Roussel (Musée de Dieppe) (DR)
Serge Lifar dans le rôle d’Icare (DR)