lundi 28 avril 2025

Gustave Charpentier et le Prix de RomeEntretien avec Alexandre Dratwicki (Palazzetto Bru Zane)

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Gustave Charpentier
et le Prix de Rome

Collection Musiques du Prix de Rome vol. 3
Livre disque, 2 cd Glossa

En publiant le 3è volume de la collection Musiques du Prix de Rome, dédié aux partitions du lauréat Gustave Charpentier, le Palazzetto Bru Zane Centre de musique romantique française crée l’événement discographique de cette rentrée 2011. Symphoniste flamboyant, architecte dramatique d’une évidente maturité, Gustave Charpentier à l’époque de son Prix de Rome (1887) étonne par son inventivité fulgurante et aussi ses audaces formelles. Eclairage capital et volet le plus réussi de la collection en cours consacrée aux Musiques du Prix de Rome… Entretien avec Alexandre Dratwicki, directeur scientifique au Palazzetto Bru Zane Centre de musique romantique française.


Voici le 3è volume de la collection Musiques du Prix de Rome: qu’est ce que la nouvelle publication apporte-t-elle de neuf ou de complémentaire dans la collection, par rapport aux deux précédents volumes (dédiés à Debussy puis Saint-Saëns)?

A l’heure où paraît ce troisième volume, nous en sommes déjà à enregistrer le quatrième et à avancer de manière très concrète sur le cinquième. Chaque volume se donne pour objectif de dévoiler différemment et de manière complémentaire la variété inimaginable du répertoire regroupé sous le qualificatif de « musique du prix de Rome ». Il y a d’une part les centaines de chœurs et de cantates du concours, infiniment plus variés qu’on ne le dit (et ne serait-ce que parce qu’ils courent du style de Gluck à celui de Dutilleux !), mais il y a surtout les milliers d’envois de Rome aux visages plus diversifiés encore : messes, motets, symphonies, cantates, opéras, ouvertures, pièces de musique de chambre… etc.). Réalise-t-on que la Damoiselle élue de Debussy, le Psaume de Schmitt, les Impressions d’Italie de Charpentier, la Symphonie « Roma » de Bizet, la Suite féérique de Massenet, etc… sont à l’origine des envois de Rome ?

Le second volume de la collection, dédié à Saint-Saëns, signale également qu’il existe des centaines de pages (principalement de cantates) signées de grands noms qui n’ont jamais obtenu le prix de Rome : 2 cantates d’Alkan, 4 de César Franck, des chœurs de Chausson, Godard… Et que dire aussi de toutes ces cantates expérimentales, ces fameux « exercices » qui consistaient à « se faire la main » sur des anciens livrets et à présenter le résultat de cette alchimie très expérimentale à son professeur dans le secret de la salle de cours. Là résident aussi des œuvres d’une spontanéité débridé, qui – ne se souciant pas de séduire un jury – s’expriment avec la vraie nature de leur auteur : Herminie de Bizet par exemple (sujet de 1828 traité en 1850), etc….

Je signalerai enfin que dans nombre de cantates, on relève des motifs mélodiques ou des enchainements harmoniques qui seront amenés à la plus grande célébrité par la suite : dans l’Herminie de Berlioz (1828) courre déjà le motif de l’idée fixe de la Symphonie fantastique, tandis que dans Louise de Mézières de Massenet (1862) circule déjà le motif du célèbre « Menuet » du Cour-la-Reine de Manon, que l’auteur ira rechercher là en 1884…

Cette série « prix de Rome » entend valoriser tout cela, en s’attaquant sans compromis au répertoire sans doute le plus dénigré de toute l’histoire de la musique occidentale ! Injustement je crois, et les pièces magistrales de ce volume 3 le prouvent sans qu’il soit besoin d’arguer de manière musicologique.

S’agissant de la Cantate Didon, vous développez l’idée d’une oeuvre moderne qui fait rupture dans son traitement d’un sujet mythologique? Pouvez-vous nous expliquez synthétiquement en quoi l’oeuvre dévoile le génie moderniste du jeune Charpentier?

Dans Didon, Charpentier utilise les procédés les plus modernes de la conception (non pas du langage !) de la musique de son temps : structure en chiasme, leitmotiv intelligemment combiné, traitement varié de l’orchestre (harmoniques de cordes notamment). L’harmonie est plus convenue, quoique les progressions chromatiques soient nombreuses. Le fait qu’un tel ouvrage soit récompensé par l’Académie montre bien que le jury du prix de Rome n’était pas rétrograde dans la mesure où certains paramètres compositionnels n’étaient pas attaqués trop frontalement, en particulier le langage harmonique (fondement de la pensée française depuis Rameau, lequel est d’ailleurs l’effigie qui orne les médailles du prix de Rome de musique de 1816 à 1968). Par ailleurs, autre point fort de Charpentier, il mène une réflexion intéressante sur le mythe même de Didon et Enée qui lui est imposé. Là où d’autres candidats vont faire d’Anchise une figure tyrannique et inquiétante, Charpentier décide de traiter à rebours le sujet en donnant à cette apparition fantastique un caractère relevant plus du « féérique » ou du « merveilleux » : son air en majeur, irisé de couleurs orchestrales éclatantes et lumineuse, se veut un message constructif, apaisant et plein d’espoir (sauf pour Didon, il est vrai !). C’est une manière habile de questionner la motivation de la séparation entre Didon et Enée, lequel n’est plus tant troublé qu’exalté, tristement obéissant que valeureusement conquérant…

Outre Didon, l’apport majeur du livre disque sont les deux Symphonies ainsi révélées. Comment les inscrire dans le genre symphonique français? Quel lien d’après vous entretiennent-elles avec l’oeuvre de la maturité, en d’autres termes, le Charpentier symphoniste si actif à Rome, poursuit-il ensuite ses expérimentations formelles? Si oui dans quelles oeuvres à venir?

Très clairement, l’intérêt majeur de ce disque réside dans les Impressions d’Italie et – surtout – La Vie du Poète qui représentent deux voies possibles de la symphonie post-romantique française. L’une est descriptive (sans voix), l’autre narrative et dramatique (avec solistes et chœur). Encore faut-il préciser que La Vie du Poète est une expression elliptique habile qui ne prétend pas utiliser les ressorts de l’opéra en terme d’action, mais qui va tout de même beaucoup plus loin que l’oratorio statique. L’œuvre poursuit en quelque sorte les expériences des grandes cantates de concert comme Iphigénie en Tauride, Polyxène ou Electre de Gouvy… mais sur un sujet nettement moins passéiste. Peut-être le seul exemple antérieur – et pas des moindres – est-il le Lélio de Berlioz, qui traite d’ailleurs d’un sujet proche. Après ces deux ouvrages, et mis à part Louise (dont la composition est d’ailleurs commencée à Rome), Charpentier ne produira quasiment plus d’ouvrage de telle envergure (Le Couronnement de la Muse n’a d’ailleurs pas du tout les mêmes ambitions). Seule nouveauté inscrite au catalogue du compositeur en 1913 : Julien, opéra conçu comme la suite de Louise. Mais en fait Julien n’est autre que… La Vie du Poète remaniée pour la scène. L’œuvre dans sa nouvelle bouture est un échec, prouvant – à rebours – qu’elle est remarquablement pensée pour le concert, et pas du tout interchangeable en terme de lieu de programmation. On peut donc conclure que le séjour romain à la Villa Médicis est pour Gustave Charpentier le grand moment créateur de son existence, sur lequel il fondera l’ensemble de sa carrière et de sa réputation. Preuve est donc faite – au moins dans ce cas – que le prix de Rome n’est pas si inutile qu’on l’a dit et qu’on le dit encore…


La surprise vient aussi du choeur La Fête des Myrtes… Pouvez-vous nous préciser la genèse de la partition et ce qu’elle révèle de l’écriture du Charpentier romain?

Traditionnellement, si on mésestime les cantates de Rome, on passe complètement sous silence les petits chœurs du concours d’essai, tout simplement parce qu’on n’imagine même pas leur existence. Et pourtant ces ouvrages sont intéressants à plusieurs titres. D’abord parce qu’ils sont souvent l’occasion d’un panache plus exubérant encore que les cantates dans la mesure où – exercices à la table non destinés à être joués – ils peuvent se permettre toutes les démesures orchestrales ou vocales : chœur divisé à 6 ou 8 parties, chanteurs solistes pour un ou deux vers seulement, orchestre tonitruant si le sujet l’impose. Il faut aussi préciser que ces chœurs sont lus par le jury comme complément de la cantate du second tour, car c’est là l’occasion de juger des capacités du candidat à manier les masses, qualité pas moins essentielle lorsqu’on s’attaque à l’écriture d’un opéra que celle du traitement des lignes solistes. C’est à l’écriture d’opéra qu’on destine un titulaire du prix de Rome. Enfin, il faut préciser que le chœur est jugé parallèlement à la fugue imposée dans le même premier tour (dit « concours d’essai ») : cela signifie que, si la fugue est là pour donner une juste idée des compétences techniques du candidat, le chœur, lui, doit faire montre des qualités presque inverses : musicalité, inventivité, personnalité…

Propose recueillis par Alexandre Pham, en novembre 2011.

Ce 3 ème volume de la collection « Musiques pour le Prix de Rome » s’inscrit au même niveau que les opus précédents (consacrés à Debussy et Camille Saint-Saëns):
révélateur et défricheur, ce livre disque est à nouveau un modèle du
genre, éditorialement soigné et même généreux (2 cd proposent plus de 2h
de musique, si méconnue), scientifiquement passionnant, musicalement
captivant. C’est Gustave Charpentier (1860-1956) qui en sort réestimé: son séjour à Rome, (1888-1890) comme lauréat du Prix de Rome grâce à sa cantate Didon, s’avère fructueux et même décisif. Le présent album très documenté est à rapprocher du récent ouvrage édité chez Symétrie, Le Concours du Prix de Rome de musique qui
aborde en édition pionnière, le fonctionnement et l’histoire du
Concours ainsi que les Cantates. N’y paraissent pas malheureusement les
envois de Rome dont le présent livre disque apporte un éclairage capital
s’agissant de Gustave Charpentier.

Musiques du Prix de Rome, volume 3. Gustave Charpentier (1860-1956):1887-1890.
Didon (1887), La Fête des myrtes (1887), La Vie du poète (1888),
Impressions d’Italie (1889). Manon Feubel (Didon), … Flemish Radio
Choir, Brussels Philharmonic – the Orchestra of Flanders. Hervé Niquet,
direction.
vidéo

Prestigieuse distinction, aussi recherchée que dépréciée, le prix de Rome de musique suscite
dès
sa création en 1803, et jusqu’en 1968, passions, convoitises,
détestations. C’est un monstre de mer, un rituel jamais vraiment compris
et accepté par le milieu… qui en l’espace d’un siècle et demi,
convoque les meilleurs compositeurs français, majoritairement
romantiques, prêts à relever le défi d’une épreuve académique …
Coordonné par Julia Lu et Alexandre Dratwicki, l’ouvrage collectif
publié par Symétrie ouvre de nouvelles perspectives de recherche et de
compréhension. Et si le Prix de Rome était un formidable laboratoire
d’expérimentation musicale? Livre événement. Voir la présentation vidéo comprenant aussi les titres de la collection Musiques du Prix de Rome édité chez Glossa
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