GRAND ENTRETIEN avec JAY BERNFELD… Fin septembre 2017, le gambiste Jay Bernfeld joue son cher Marin Marais, sujet d’une amitié musicale ou d’un « compagnonage artistique » et même humain qui s’est nourri continûment, de l’interprète au compositeur, depuis 40 ans. Le disque qui en découle, intitulé « FOLIES D’ESPAGNE » sort ce 29 septembre 2017. Révélé par le film Tous les matins du monde, Marin Marais avait trop été présenté comme un opportuniste mondain. La valeur du geste de Jay Bernfeld, à travers le programme qu’il a choisi, interroge différemment la musique du compositeur français : l’interprète en révèle le goût de l’éloquence intérieure. L’instrumentiste a choisi plusieurs perles issues des Livres III et V, mais aussi s’est laissé séduire par la virtuosité millimétrée et jamais artificielle des Folies d’Espagne. Témoignage d’un enregistrement qui est un retour aux sources et l’accomplissement d’un dialogue intérieur perpétuel : Jay Bernfeld exprime la pudeur et la riche vie intérieure de Marin Marais. GRAND ENTRETIEN pour CLASSIQUENEWS.
Vous entretenez une relation très personnelle et de longue date avec Marais, avec son instrument, la viole de gambe qui est aussi votre instrument. Quelle représentation vous faites-vous du musicien, de l’homme et de l’artiste ? Quels aspects de son caractère et de sa personnalité ses œuvres révèlent-elles ?
Jay Bernfeld : Toute amitié est une série d’échanges, une série de « flashes », de souvenirs… surtout une amitié qui traverse les siècles comme entre Marais et moi !
Tout d’abord c’est la musique qui m’a fait « résonner », tel un instrument. Marais est l’un de mes maîtres. Après avoir parcouru quelque 300 pièces de violes et toutes les Pièces en trio, une image du musicien finit par émerger derrière l’œuvre. Marais est quelqu’un qui aime la vie, un être adapté à toute situation, de par sa personnalité et son discours musical.
Issu d’un milieu humble, certes, mais son élégance naturelle fait de lui, l’un des musiciens les plus proches de Louis XIV, qui vit harmonieusement le va-et-vient entre une rive gauche populaire et la splendeur du Louvre et de Versailles.
Sur un plan plus anecdotique ou subjectif : il se trouve que je vis dans son quartier, tout près de la rue Mouffetard qui, ayant résisté à toute haussmannisation, laisse imaginer ce qu’était le Paris de Marais, et tout près du jardin des Plantes, vrai laboratoire de l’esprit des Lumières. Comme si pour ainsi dire je mettais mes pas dans les siens…
La musique de Marais désigne comme un retour à la source de la musique, un retour qui restructure et régénère aussi l’artiste que vous êtes. De quelle façon précisément ?
JB : Retour aux sources surtout pour moi, qui ai travaillé sur l’alliance entre la parole et la musique, que de me retrouver aujourd’hui devant une musique instrumentale « pure », qui ne raconte pas d’histoire (elle va parfois jusqu’à l’évocation ou l’allusion, mais elle n’est jamais narrative).
Toute comme la vie de Marais, son œuvre peut être scindée en deux. Les opéras ou œuvres scéniques sont destinés au monde sophistiqué de la cour. Les pièces de viole, je les vois davantage comme une aventure intime, et toujours plus profondément Livre après Livre. Les deux premiers sont très virtuoses – à preuve les Folies d’Espagne. A partir du IIIème Livre, je sens Marais vraiment lui-même, apte à cerner l’essence même de chaque danse, l’enlaçant avec la douceur de son fameux coup d’archet.
J’imagine un peu les IIIe, IVe et Ve Livres comme les jardins privés d’un compositeur destiné à vivre au milieu d’un jardin public…
Illustration : Jay Bernfeld et sa viole magicienne © Uit Bé studio
Concernant la sélection des pièces que vous jouez dans cet album, quels sont les critères présidant à votre choix ? En quoi le cheminement des partitions, dans leur succession ainsi présentée, témoigne-t-il de ce lien étroit, profond, intime que vous éprouvez à l’égard de Marin Marais ?
JB : Je me suis plutôt posé la question de savoir ce que j’aurais regretté de ne pas inclure sur ce disque, car le répertoire du violiste chez Marais est un océan…
Tel quel, le programme équivaut peut-être à une double biographie du musicien et de son interprète, et un livre d’or de notre longue amitié. La Suite en ré a été mon premier contact discographique avec Marais, jouée par Wenzinger, ce pionnier de la viole de gambe, fondateur de la Schola Cantorum de Bâle, l’un de mes maîtres.
Aux côtés du fastueux Lully, génie de l’Opéra, vous défendez l’idée d’un Marais éclectique, diversifié, capable de se renouveler en permanence et d’être lui-même très inspiré par le théâtre. Pouvez-vous nous donner quelques clés révélant cet art de Marais, qui, contrairement à ce que l’on pense, n’est ni austère ni exclusivement introspectif ?
Quelles pièces résonnent-elles ainsi en écho à ce Marais plus mondain voire courtisan (finalement très en relation avec ses innombrables charges qu’il occupa à Versailles dans la proximité de Louis XIV) ?
JB : Mais ces aspects ne doivent surtout pas être vus comme contradictoires…« Mon » Marais n’est pas austère… il n’est pas non plus mondain !
Il existe chez lui trois Tombeaux. Les deux premiers, pour Lully et pour Sainte-Colombe, hommages presque officiels, quoique extraordinairement sombres et intenses ; et celui du disque, pour Marais le Cadet, tiré du Ve Livre. Un livre écrit pour soi, comme s’il ne jouait sa musique qu’à lui-même… dans le recoin le plus caché de son jardin secret…
Propos recueillis en septembre 2017
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VOIR une sélection des pièces enregistrées par Jay Bernfeld et ses complices, instrumentistes de son ensemble Fuoco E Cenere