Liszt entretient très tôt des relations passionnées avec les auteurs littéraires. Dans sa vie, musique et littérature ne font pas bon ménage, sauf peut-être l’admiration que lui voue Lamartine. Pris entre de violentes jalousies ou une amertume jamais éteinte (celle de sa première compagne Marie d’Agoult), Liszt suscite la détestation de Sand et la jalousie de Balzac. Pas moins.
Jeune pianiste virtuose parisien (sa famille s’est fixée à Paris très tôt, en 1823, quittant la Hongrie natale; le jeune adolescent n’avait que 12 ans), « François » Liszt partage avec Chopin une aura exceptionnelle dans les cercles de la Capitale française. Prodigieux musicien, élève comme Berlioz de Reicha, le jeune Franz séduit immédiatement nombre de femmes d’influence, intellectuelles et créatrices, dont quelques unes écrivains et non des moindres, telles George Sand.
La future compagne de Frédéric Chopin, George Sand, s’entiche très vite de ce jeune musicien irrésistible par sa présence, son élégance, le jeu divin/diabolique de son tempérament au clavier, la noblesse de son caractère, l’éclat de son intelligence, la passion de sa jeune sensibilité. Elle jette son dévolu avant Chopin, sur Liszt, autre virtuose du piano. Mais en choisissant de conquérir plutôt la comtesse Marie d’Agoult (pourtant mariée et de 6 années son aînée), Liszt fait une victime qui n’aime pas perdre. Liszt, âgé de 24 ans, emporte sa bien aimée en Suisse puis en Italie, expérimentant ce terreau sentimental et conquérant qui donnera la matière de ses Années de Pèlerinage (1835-1839) dont il transfert la vitalité contagieuse dans le cycle éponyme composé pour le piano, de façon rétrospective en 1855. Toujours éprise, la tigresse Sand décoche quelques flèches vénéneuses contre le couple dont elle envie la beauté passionnée et l’aimantation conquérante: son roman Horace où D’Agoult, la rivale victorieuse et d’autant plus honnie, est dépeinte sans affection ni tendresse sous les traits de la vicomtesse de Chailly; Sand y déverse sa haine jalouse avec la subtilité d’une femme de lettres au talent subtil et réfléchi ( la vengeance est un plat qui se mange froid): » La Vicomtesse de Chailly n’avait jamais été belle… (…); Sa maigreur était effrayante et ses dents problématiques… « ; (…) elle n’avait jamais eu d’esprit… (…); Elle disait les derniers lieux communs; (…) Froide et moqueuse… ». Voilà non pas un portrait romanesque, mais bien un procès d’intention d’une méchanceté spécifiquement féminine.
Au reste, Sand a toujours jalousé d’Agoult, autre écrivain qui empiète sur son territoire…
Sand ne cachera pas son plaisir à lire Balzac qui de même, subit le charisme du pianiste: il craint que sa jeune beauté ne vienne perturber les sens de sa muse et protectrice polonaise, la Comtesse Hanska ! L’écrivain inspiré commet rapidement une nouvelle (Béatrix ou les amours forcés, 1839-1848) où Liszt et sa conquête d’Agoult sont épinglés sans ménagements, faisant rire toute l’assemblée des intellectuels parisiens. Le couple d’Agoult/Liszt se cache sous la plume de Balzac, sous des noms fictionnels: Beatrix de Rochefide, maîtresse du célèbre chanteur-musicien, Gennaro Conti. C’est un duo scandaleux, à la mine flatteuse et vulgaire, méprisable en tous points et si ridicule…
A la lecture de ce roman à clés, Marie d’Agoult est d’autant plus dénigrée que Balzac en un mouvement inverse, célèbre la figure de George Sand, son amie, (et fidèle complice contre Liszt) sous les traits de son autre personnage dans Beatrix, Félicité des Touches, portrait de l’intellectuelle idéale, propre au Paris de la fin des années 1830…
Plus tard, lorsque la page affective sera tournée avec Marie d’Agoult, Liszt se décidant à quitter la mère de ses trois enfants( Blandine, Daniel, Cosima) pour la princesse ultramélomane Caroline Sayn-Wittgenstein, la femme et la mère délaissée se vengera elle aussi par la plume: leur idylle n’aura duré que quatre années, de 1835 à 1839. Marie d’Agoult, aristocrate fervente, élevée dans la foi catholique, n’avait que 6 ans de plus que son fatal séducteur lorsqu’elle choisit de le suivre en 1835, quittant son époux… Sous son pseudonyme habituel, Daniel Stern, Marie commet un roman autobiographique intitulé Nélida (anagrame du prénom de leur fils, Daniel, mort à 20 ans en 1859 de tuberculose): Liszt y paraît sous les traits d’un peintre difficile, égoïste, impatient, vaniteux, creux… indigne traître à une femme parfaite, Nélida (le portrait idéalisé de Marie) qui souffre des frasques de son compagnon ainsi caricaturé sous le nom du peintre Guermann. D’Agoult, amère et vénéneuse, s’en prend à la figure de son ex-amant: elle lui reconnaît son génie musicien, sa flamme charismatique, mais elle épingle très rapidement son énergie vaine, sa faculté à l’agitation, son expansion enflammée et finalement stérile! Dans ce roman à charge, exutoire pathétique d’une femme blessée, Marie d’Agoult tente de relever le deuil d’une passion qui s’est mue en échec. Elle en conçut d’autant plus de rancœur vis à vis de celui qui l’avait séduite, qu’au moment de leur fuite honteuse, elle qui fut mariée, perdit statut, respectabilité, honneur, considération.
Heureusement l’intéressée était fortunée. L’argent vainc tout, du moins apaise, y compris de l’abandon comme de l’opprobre.
Illustrations: Liszt, Balzac, Sand, D’Agoult (DR)