Festival de Verbier 2008. Les 25 et 26 juillet 2008. Notes de concerts (2)

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Verbier 2008
Notes de concerts (2)

Les 25 et 26 juillet 2008. Suite d’une journée et demie des concerts à Verbier-Haut-Lieu festivalier. Il y a souvent chevauchement des horaires, et parfois on s’en veut d’avoir « manqué » d’un côté pour « saisir » d’un autre. Sans parler des rencontres programmées (pour le journaliste) ou imprévues qui font partie du charme de cette musique en altitude. Et surtout on n’oublie pas, une fois sorti de la Salle Médran, de l’Eglise ou du Chalet Orny, de contempler le ciel. Ces jours-ci, la voûte céleste est rituellement envahie, à heures de géométrie variable, et selon un ordre évoquant le semi-aléatoire des parcours contemporains, par des cumulus bourgeonnants – pour parler le langage météo -, qui donnent en soirée ou dans la nuit éclairs et tonnerre proches ou lointains, tambourinement de la pluie (si c’est sur la toile de Médran), et puis resurgissement d’un crépuscule doré (la Pastorale, 5e temps) ou scintillement revenu d’étoiles. Autant dire qu’ici on ne regarde ni même n’écoute comme ailleurs….

Vendredi 25 juillet 2008, Salle Médran, au soir
Bien sûr, la halle (la tente ? le foirail ? comment faut-il l’appeler ?) Médran n’est pas faite pour la musique de chambre. Mais qu’y faire ? Comment remédier à une inadéquation de nature : n’y admettre que le symphonique ? En tout cas, la confidentialité sonore, l’intimité affective sont là particulièrement compromises, sauf privilège d‘absolue proximité avec le centre de la scène, quand il s’agit du 2nd Quatuor avec piano de Mozart. Mais, fût-ce de loin, on est saisi par le climat de tendresse grave, le jaillissement d’un discours serré, le parfait équilibre d’inspiration que respirent N.Angelich le pianiste, H.Kraggerud le violoniste, Yuri Bashmet l’altiste et M.Perényi le violoncelliste. Au larghetto, centre spirituel de l’œuvre, on peut accéder à l’angoisse, aux trouées de silence, puis à la solution d’une conclusion pensive comme Mozart aime à les sertir dans ses partitions de recherche. Là encore, le finale sera rejaillissement dialectique de l’ensemble : parfait équilibrisme de la douleur qui se rétablit au dessus du vide quand on croyait à la seule perte ; et le jeu clair d’un allegretto, malgré une ombre dramaturgique passagère, ne saurait empêcher le triomphe de la vie.

Florestan, Eusebius et Raro

C’est avec le Quatuor op.47 de Robert Schumann qu’on entre en fascination, également grâce à un double dialogue de…doubles où les interprètes se répondent selon les âges de la vie : les aînés, Salvatore Accardo le violoniste, Menahem Pressler le pianiste, et les cadets, Antoine Tamestit l’altiste et Gautier Capuçon le violoncelliste. La dualité schumanienne – Florestan l’emporté, Eusebius le sage- n’a pourtant pas besoin de Maître Raro le conciliateur, et ce serait d’ailleurs stéréotype que d’attribuer l’élan à la toute jeunesse et l’expérience, fût-elle ardente, au parcours pleinement accompli. Comme nous le diront ensuite deux des protagonistes, le travail s’est accompli sans hiérarchie – sauf du respect admiratif et naturel des jeunes -, en un esprit d’échange. Les 4 ne forment qu’un personnage, qui entre mystérieusement comme dans un conte d’Hoffmann ou un roman de Jean-Paul Richter (les idoles poétiques de Schumann), s’approchent de quelque « lieu maudit », écoutent un « oiseau-prophète », font aller la sauvagerie des cordes puis laissent au violoncelle la chance d‘une phrase passionnée, accordent au piano le tumulte d’une cymbale ou le grouillement de basses menaçantes. Le scherzo libère des énergies de chevauchée, un impalpable maléfique dont l’exact contemporain français de Schumann, Gérard de Nerval (un double jusque dans la folie et la mort cherchée dans le suicide), contera les trajets dans Aurelia. Et comme chez le poète, « au-delà des portes d’ivoire et de corne », on rencontre le rêve, presque consolant, ouvrant sur une sérénité, terminant sur la montée et descente d’une échelle d’accords qui se perd dans le chuchotement. Alors assemblant son courage, le finale s’élance, passe du côté de la construction fuguée et vient apaiser les menaces omniprésentes mais reportées à une suite de la vie. Un bis consenti par le Quatuor n’est pas alors miette jetée pour rassasier l’admiration : ce sera la poésie d’un « lent » de Brahms, comme si dans le silence d’après l’asile d’Endenich et la mort, Johannes adressait à Robert cette berceuse pour endormir les tourments de la solitude aphasique et faire espérer une lumière. On conçoit qu’après telle exigence, la 2nde partie de ce concert au programme…déconcertant, fasse part belle au collectif des « années d’apprentissage » avec l’UBS Orchestre de chambre. Maxime Vengerov en est le conducteur enthousiaste, chaleureux, sachant tirer au plus haut et joyeusement les textures subtiles, les élans sonores un peu sentimentaux en ces Tableaux d’un Tchaikovski pour classes terminales, dans un état de jubilation où Verbier s’illumine des éclairs réminiscents de Saint-Pétersbourg.

Vendredi 25, début de nuit

Le Chalet Orny : on s’y recueille en intimité. C’est pour une intégrale des sonates mozartiennes où le pianiste David Greilsammer ne se veut pas semblable aux autres interprètes – on s’en apercevra dans l’entretien que nous avons eu ensuite – , et désirant qu’on prenne au plus grand sérieux ce corpus trop souvent minimisé, porte un regard très original. Et en effet ce jeune homme – qui semble échappé d’un tableau de Watteau ou du rôle de Baptiste dans Les Enfants du Paradis – prend le temps courtois d’une explication (en anglais) sur ses intentions générales et particulières. Le jeu est totalement original, parfois déconcertant, jusqu’à se demander s’il n’y aurait pas en Mozart quelque concept d’hétéronymie à la façon du poète portugais Pessoa, hypothèse en fait non absurde tant, on le sait, Wolfgang aimait à se présenter en Trazom ou vingt autres identités fantaisistes. Pour un Trazom de 18 ans et avec la Sonate K.284, voici David Greilsammer au toucher dès l’abord poétique et lointain, en recherche de contrastes intensifs, de juxtaposition des petites cellules, des surprises et des ruptures d’accent et d’intensité : n’est-ce pas au risque d’une sorte de maniérisme et de préciosité, mais ne faut-il pas garder à l’esprit que ces concepts a priori vus négativement touchent en réalité la « manière » et le caractère « précieux de la matière » ?

L’ombre désemparée de Barberine
Dans le K.279, une année plus tôt, faut-il affirmer avec Rimbaud : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » ? Voire…Car ici surgissent les grandes orgues du sentiment, des tumultes pré-beethovéniens, et dans l’andante, un repliement chromatique dont est soulignée la modernité, une cellule murmurée du chant à laquelle est confiée tout à coup une ampleur de violence cataclysmique. S’agit-il d’un « objet trouvé », fascinant sans son incohérence harmonique, son avalanche et son extinction brutales ? Identique explosion et mêmes replis inquiets au bord du laconisme dans un finale emporté….Pour la K.332 – Paris, 1778, l’année tragique de l’isolement-, la découverte d’interprétation semble moins immédiate, puisque tous s’accordent à découvrir là un nouveau style de Mozart. Mais D.Greilsammer y approfondit l’esprit d’aventure, dans un allegro à coups de boutoir (contre le destin ?) et de fulgurations. Puis vient un adagio bouleversant de recueillement et de chant éperdu. Cela devient aria où passe – prémonition de dix ans – l’ombre désemparée de Barberine à l’orée du dernier acte des Noces. La délicatesse du toucher, l’invention d’une musique qui semble aussi chercher en cheminant sa couleur prennent un côté prophétique, mauve, surtout dans l’extinction rêveuse du son, où l’on croirait voir s’avancer l’esprit de Chopin – pourquoi pas ? David Greilsammer provoque tant l’imaginaire et brouille si bien la chronologie… – Un Chopin, si totalement admirateur de Mozart, et qui viendra bientôt, avec sa solitude et sa grâce au bord de l’abîme. Le finale, à nouveau, se fait dans la brisure du miroir et masque levé, visage d’une sorte de fureur de vivre, contre la frivolité mondaine et la déréliction.

Samedi 26 juillet 2008, fin de matinée

Parfois ici on voit le plus concrètement du monde se passer le flambeau des générations, et c’est discrète ou plus évidente émotion que de vivre de tels moments. En voici un bel exemple quand Adrian Brendel – il est tout de même le fils violoncelliste d’un légendaire pianiste, qui a joué en cette église il y a une quinzaine d’heures, dans le cadre émouvant de sa tournée d’adieux à la scène : on peut imaginer la soirée que le père et le fils ont partagée entre ces deux concerts, dans l’extrême humour affectif qui a toujours été la marque familiale Brendel…-, présente en toute gentillesse et simplicité chaleureuse son très jeune partenaire, le pianiste Kit Armstrong, et annonce une « grande première mondiale » pour après Beethoven. Les deux varient d’abord un Ludwig Van qui se souvient en 1801 de la Flûte Enchantée (7 pièces Wo 0 46) et passe de l’épanchement à l’ardeur, préfigurant fugitivement la 3e Sonate op.68. Puis Kit Armstrong devient compositeur, lui qui à 7 ans écrivait et faisait jouer sa Symphonie Célébration, et manifeste une invraisemblable précocité en mathématiques, sciences et musique. Son duo violoncelle et piano se souvient du principe dodécaphonique avant de passer en imitations, canons et agitation fort brillants. Ce prodige sans trace de forfanterie est au contraire d’une discrétion et d’une douceur qui évoquent d’attendrissante façon le jeune Tchang dans Tintin au Tibet…

Poésie de Haydn

Et il revient en compagnie de son gentil tuteur, Adrian, et de la violoniste Nicola Benedetti pour une partition majeure, le 37e Trio de Joseph Haydn…mais la quarantaine de trios avec piano ne sont-ils pas « majeurs » dans l’histoire de cette forme ? Dès l’entrée, une austère question est posée à l’unisson – comment écrire la première phrase d’un roman, demandait ironiquement Valéry ? ici, « la marquise n’est pas sortie à cinq heures pour sa promenade au Prater » – , et cet unisson très volontaire d’instruments égaux en pouvoir reviendra en alternance avec la montée et descente d’un violoncelle souverainement théâtral, et la beauté d’un violon virtuose et chaleureux (Nicola Benedetti, elle aussi souveraine en son jeu altier), jusqu’à la coda qui a la puissance d’un chant libéré. A partir du piano rêveusement poétique de Kit Armstrong, l’adagio s’inscrit en « fragments d’un dialogue amoureux » : le violoncelliste et la violoniste échangent de tendres sourires – puis le piano revient dans la conversation, et cela tourne à l’aria, opéra sans texte d’opéra, merveilleusement sensible. Le finale rebondit sur terre, de façon fort haydnienne : vitesse et précipitation très contrôlées grignotent le Temps en haute précision, c’est filmé rapidissime en travelling avant, relançant toujours le jeu vers son propre avenir, un chant d’allégresse qui tout à coup s’éloigne et disparaît. Moment et interprètes radieux en ce Trio décisif…
Une parfaite entente règne aussi dans le Trio op.11 de Beethoven, mais l’œuvre est évidemment de moindre portée. Adrian Brendel est maître d’œuvre avec ses nouveaux partenaires, le clarinettiste de très belle sonorité, Martin Fröst, et un pianiste de précision conquérante, Jonathan Gilad. Après allegro de furia très volontaire, ce Beethoven de 21 ans s’apaise par un chant orné d’adagio en variations ; il revient « déboutonné » dans une paraphrase du « Corsaire par amour » de Weigl, avant de se reboutonner avec plus de distinction pour clore ce parcours de jeunesse somme toute heureuse.

Festival de Verbier 2008. Notes de concerts (2). 25 juillet 2008 : Mozart (1756-1791), Quatuor K.493 ; Schumann (1810-1856), Quatuor op.47 ; Tchaïkovski (1840-1893), Sérénade pour cordes. Mozart, Sonates pour piano K.284,279 et 332. 26 juillet 2008 : Beethoven(1770-1827), Variations sur la Flûte, Trio op.11 ; Kit Armstrong (né en 1993), Création ; Haydn (1732-1809), 37e Trio.

Illustrations: Robert Schumann, David Greilsammer, Jonathan Gilad, Joseph Haydn (DR)

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