samedi 20 avril 2024

Entretien Gilles Thomé

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Il a levé le mystère sur l’esquisse préparatoire au concerto pour clarinette. Passionné par la facture instrumentale, du chalumeau à la clarinette, sans omettre le cor de basset, objet de superbes redécouvertes, le clarinettiste Gilles Thomé nous parle de Mozart. Un musicien confronté au milieu Viennois des années 1780, travaillant, avec ses amis facteurs, à l’élaboration d’un instrument magicien: une clarinette d’un nouveau type. Bilan des dernières découvertes concernant l’instrument que Mozart, à la fin de sa vie, semble particulièrement affectionner.

Comment expliquez vous l’engouement de Mozart pour le cor de basset ?

Mozart rencontre Anton Stadler dès son arrivée à Vienne en 1781. Anton Stadler était déjà reconnu comme virtuose de la clarinettiste mais jouait également le cor de basset, notamment avec son frère Johann et H. Griesbacher en trio, mais aussi des deux instruments en duos et « chacun seul pour les concertos et nous pouvons également, avec la clarinette et le hautbois ou le cor de basset et le hautbois faire de la musique pour vents en octuor, ce qui est du plus bel effet. Au besoin, nous pouvons remplacer les hautbois et jouer le violon et l’alto [Violn] ». Les documents nous laissent deviner combien le cor de basset était à la mode. Lotz, le facteur de la cour et ami de Stadler, nous laisse 9 cors de basset et une seule clarinette : c’est vous dire la faveur dont jouissait l’instrument dans le goût des Viennois et à la Cour. Son timbre plus grave, plus doux, plus chaleureux (comme la clarinette alto actuelle) devait certainement frapper les esprits. Par ailleurs, nous savons que Stadler appréciait beaucoup les notes graves et les types d’instruments capables d’en produire. Mozart a suivi son goût et cette prédilection pour les résonances basses. Prenez le Requiem en exemple. Le cor de basset est à l’opposé du caractère plus volage et léger de la clarinette.
Nous savons aussi qu’à Vienne, de nombreux musiciens itinérants, originaires de Russie et de Bohème, vivaient de leurs succès en jouant les airs à la mode pour deux cors de basset, à la façon des duos de violonistes reprenant dans la rue, dans les bals, les airs populaires.

Au terme de votre enquête sur la facture instrumentale à Vienne en particulier, avec le soutien de Robbins Landon, avez-vous changé d’avis sur tel ou tel aspect de la musique de Mozart ?

Pas vraiment. Au contraire, mes recherches ont confirmé les directions empruntées et les hypothèses énoncées. Il y aurait encore beaucoup de travail et d’études à mener tant le champ d’investigation et les perspectives de découvertes sont prometteuses. En réalité, notre enquête a souligné combien la facture autrichienne, en particulier Viennoise, était à part au sein de l’Europe. Les facteurs viennois ont mis au point un système qui leur est propre, tout à fait différent de leurs confrères des autres pays germaniques. Rappelons qu’aux côtés de Vienne, Dresde et Berlin sont des centres actifs en matière de facture. La clarinette, quant à elle, est née à Nuremberg.
Vienne est un cas à part et il est très intéressant que les œuvres de Mozart témoignent des recherches spécifiques des facteurs viennois. Leur conception recherche à améliorer l’émission par une simplification de la facture. Les perces sont souvent plus larges, ainsi que le diamètre des trous dans le bas des cors de basset pour une meilleure homogénéité. Outre ses travaux spécifiques sur la clarinette et le cor de basset, Lotz a expérimenté les possibilités sur les bassons, hautbois, cor anglais. Les œuvres de Mozart, en particulier les derniers concertos pour piano, intègrent les recherches des facteurs viennois. De même, on peut légitimement penser que l’Harmonie Impériale à l’époque de Joseph II, avait atteint un niveau extrêmement élevé.


Vous avez montré comment Mozart a suivi étroitement cette évolution de la facture en composant entre autres des œuvres pour le cercle des Jacquin à Vienne. Pouvez-vous nous préciser comment le musicien a rencontré cette famille d’origine française ?

Là encore, leur relation date d’après l’arrivée de Mozart à Vienne en 1781. Le père avait coutume d’organiser une sorte de réunion artistique et intellectuelle où tout le gratin Viennois était convié, chaque mercredi de la semaine. La famille était d’origine française et comptait trois enfants, tous musiciens. Franziska était une des meilleures élèves de Mozart pour le piano. Il y avait aussi, le fils, Gottlieb, compagnon de Mozart à Prague et partout ailleurs. Ils étaient très proches. Soirées, fêtes, et autres plaisirs, les deux jeunes hommes avaient coutume de s’amuser ensemble.

Quelles seraient les pistes actuelles à approfondir, probablement porteuses de nouvelles découvertes ?

Je pense à un musée à Saint-Pétersbourg où se trouvent des cors de basset, peut être un « d’amour » du facteur viennois Hammig. Ce qui porterait à quatre le nombre de cors de basset d’amour connus aujourd’hui dans le monde. Il y a celui de Paris, identique aux Hammig (musée de la musique de la Cité de la musique), ceux d’Anvers et de Graz que j’ai pu mesurer. Reste cet exemplaire que je n’ai pas encore vu. Les cors de basset d’amour étaient particulièrement appréciés par la rondeur et la chaleur de leur timbre. Ils ont cette caractéristique d’avoir un pavillon en bois de forme circulaire, comme un bulbe. Le cor anglais actuel a conservé cette configuration.

Quels seraient les liens entre la clarinette, le cor de basset et la franc-maçonnerie ?

Pour ce qui est de la clarinette, je n’en connais aucun. Pour le cor de basset, nous savons que Stadler et Lotz étaient les frères de loge de Mozart. Mozart a composé en outre plusieurs petites pièces pour trois cors de basset à destination du rituel maçonnique. De là, certains ont échafaudé des hypothèses sur la symbolique même de la forme de l’instrument : voyant dans son aspect triangulaire, un symbole hautement maçonnique.
L’évolution de la facture obéit à des lois plus pragmatiques. Au départ le cor de basset était courbe, or la courbure dans le bois est difficile à réaliser. Il était plus simple de fabriquer l’instrument avec deux parties droites reliées par un coude, d’où ensuite, un instrument en angle brisé qui effectivement paraît triangulaire. Il y eut par la suite, des tentatives pour un instrument droit. …

Au sein de ce milieu en pleine évolution, où l’expérimentation profite à la fois à la composition et à la facture, comment expliquez que nous passions de l’air de Vitellia dans la Clémence de Titus pour cor de basset, au concerto pour clarinette, initialement prévu pour cor de basset en sol ?

La situation à Vienne est simple : elle explique ce climat d’émulation. La question de la facture des clarinettes et cors de basset occupe les esprits. Ceci est un fait propre au milieu des facteurs viennois. Entre 1781 et 1785, de nombreux facteurs travaillent dans leur coin, chacun ayant une technique et un système propre. Bien sûr, ils se copiaient entre eux. L’idée est d’étendre les possibilités musicales de l’instrument, en particulier en ce qui concerne les notes graves.
Pour évoquer les directions prises par Stadler et Mozart par exemple, prenons le cas de la clarinette en ut. La clarinette reste, en 1785, un instrument « borné » c’est-à-dire que ses possibilités sont limitées. L’instrument s’arrête au mi grave. Il n’y a pas de do donc pas de fondamentale. Stadler qui avait une affection pour les notes graves, comme nous l’avons dit, expérimente un nouvel instrument plus étendu dans sa tessiture, afin d’ajouter le ré et le do graves. Or notez que les notes graves sont les plus difficiles à obtenir justes. Ce qui n’est pas le cas des notes aiguës plus faciles à émettre. Stadler est même aller jusqu’à créer vraisemblablement en 1787, un cor de basset chromatique capable d’émettre le ré et le do, avec leur dièse respectif. Sa capacité à inventer et simplifier aussi la facture l’a mené très loin : les clés étaient sur un pivot en métal qui, fixé par deux vis, était démontable à volonté. Ce qui est clair, c’est qu’en l’espace de six années, de 1785 à 1791, Stadler et Lotz font évoluer la facture de la clarinette de façon prodigieuse, en facilitant le système de clétage, en harmonisant la forme de l’instrument. Ils avaient même conçu un prototype de bec interchangeable pour tous les instruments.
Mozart comme compositeur souhaitait composer une œuvre virtuose pour l’instrument. Entre ces deux pôles, virtuosité et facilité dans l’émission de notes graves, les recherches de Stadler allaient aboutir à un nouvel instrument. Dans ce sens, nous pouvons certainement expliquer que Mozart expérimente d’abord pour cor de basset ce qui est alors l’esquisse du futur concerto K622, puis bascule vers la clarinette dans la version définitive de son concerto.

Pour revenir à la Clémence de Titus, il est vraisemblable que Mozart ait écrit les deux airs avec instrument obligé, l’un pour clarinette (Sesto), le second pour cor de basset (Vitellia) parce que Stadler, qui a joué les parties d’instrument solo (avec le succès que l’on sait) disposait dans sa valise des deux types d’instruments. Il faut se replacer dans la réalité du moment pour expliquer les options adoptées par le compositeur.
Par ailleurs, il apparaît de plus en plus certain que l’air de Vitellia pour cor de basset obligé est en fait un air de concert composé antérieurement, dès avril 1791, pour la soprano Josepha Duschek. La question demeure pourtant de savoir si à l’origine, cet air de concert était écrit pour cor de basset.

Mais pourquoi Mozart commence donc son concerto avec un cor de basset (esquisse K621b), pour finalement composer un concerto pour clarinette (K622)?

Je ne sais pas. C’est un mystère. Notez que la lecture sur manuscrit original nous apporte infiniment d’indications à ce sujet. C’est en me plongeant dans l’esquisse originale du futur concerto, esquisse conservée à Winterthur que j’ai déduit à partir des notations de Mozart sur la partition qu’il ne pouvait s’agir que d’un morceau écrit pour l’amplitude du cor de basset, autorisant l’instrument à jouer les notes graves, du ré et du do précisément. La fondamentale y est clairement indiquée dès le départ.

Sur quelles nouvelles œuvres travaillez-vous en ce moment ?

Je termine d’achever la fabrication du cor de basset d’amour dont j’ai reçu la commande du Musée de Paris. Je travaille sur la pastorale héroïque que Rameau composa en 1750 pour la famille royale, Acanthe et Céphise. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à cette époque le musicien français dirige l’orchestre du fermier général, La Pouplinière. Or cet orchestre est le premier à compter des clarinettistes. Acanthe et Céphise est la première partition éditée en France comprenant des parties de clarinettes. Avec le directeur du Conservatoire National de Pantin, nous en avons fait un arrangement « à l’ancienne » pour sextuor de vents : 2 clarinettes, 2 cors de chasse, 2 bassons.

Qu’aimeriez-vous réaliser dans les prochaines années ?

Les projets sont nombreux : je vous en laisse la surprise lors des réalisations…

Propos recueillis par Alexandre Pham

Discographie de Gilles Thomé
Mozart : intégrale des trios à trois cors de basset K439b, première mondiale. L’Harmonie Bohémienne, direction ; Gilles Thomé. Editeur : Pierre Verany)
Vivaldi : intégrale des concertos avec clarinettes et chalumeaux, première mondiale. Editeur : Pierre Vérany PV 796023. Diapason d’or, Prix de la Fondation Cini (Venise), etc.
Une soirée chez les Jacquin. 2 cds, ZigZag territoires, Diapason d’or, etc. Réédition 2006 Zebra collection ZZT2990701.2.

Film avec Gilles Thomé
Gilles Thomé est le personnage central du documentaire « MOZART, L’ENIGME K 621B » (52 mn, produit par Kalamazoo International et réalisé par Thierry Nutchey, Olivier Julien et Thierry Houlette ). Prix Spécial du Jury du Festival International du Film Musical de Prague en mai 1999. Non encore édité en dvd.

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