En novembre 2023, l’ONPL l’Orchestre National des Pays de la Loire offre une nouvelle écoute du Requiem de Mozart dans la version réfléchie, ciselée du compositeur Pierre-Henri Dutron qui l’a conçue en 2016. Plus qu’un complément, c’est le fruit d’une longue analyse du matériel mozartien, l’hommage d’un auteur contemporain pour ce testament musical et spirituel qui à juste titre, n’en finit pas de nous interroger quant à sa profondeur et sa sincérité. Ce monument méritait d’être enrichi et complété afin de retrouver l’orchestration la plus proche du compositeur autrichien. Sous la baguette de Mathieu Romano, l’Orchestre National des Pays de la Loire permet ainsi de réécouter le dernier chef d’œuvre de Mozart, dans un équilibre et des couleurs aussi surprenants que pertinents.
___________________________________________________________________
CLASSIQUENEWS : Quels aspects du Requiem de Mozart vous intéressent-ils et pourquoi ? Est ce l’orchestration, la structure et l’enchaînement des morceaux, son caractère « opératique », la conception du chœur, celle des solistes ?
Pierre-Henri Dutron : Mon travail sur le Requiem a été motivé par deux mouvements contraires : la fascination et la frustration. Je suis encore aujourd’hui fasciné par l’extrême simplicité, la limpidité structurelle et la force expressive de la musique de Mozart que le Requiem contient. Tout dans cette musique évoque une maturité, une humilité et un sens du tragique nouveaux. En ce sens, je vois cette œuvre comme le début d’une nouvelle période et non une fin : seule la mort prématurée de Mozart en a fait une fin de facto.
Ma frustration tenait à la manière dont l’œuvre a été achevée après sa mort. Au cours du processus de re-création de cette œuvre, c’est dans l’écriture d’orchestre que j’ai trouvé le plus grand plaisir. De toutes les pièces du Requiem, seul l’Introitus a été orchestré par Mozart. Même dans les pièces suivantes où il a écrit les parties vocales, les inserts d’orchestre sont très parcellaires. Je suis un amoureux de l’orchestre mozartien : dans toutes ses œuvres, l’orchestre représente le parfait écrin aux joyaux que sont ses compositions. Dans le Requiem, j’ai mis toute ma connaissance et mon expérience de l’orchestre au service de l’écriture vocale, afin d’y retrouver le plaisir, absent pour moi dans la version habituelle.
CLASSIQUENEWS : Quel est pour vous le sens de ce Requiem et que nous révèle-t-il de Mozart au moment où il l’écrit ?
Pierre-Henri Dutron : Contrairement à l’opinion la plus courante, je suis certain que le Requiem représentait pour Mozart un challenge, une œuvre pour laquelle il avait de grandes ambitions créatives et qu’il ne prenait absolument pas à la légère. Le meilleur indice est pour moi qu’il a attendu d’avoir fini toutes ses autres commandes avant de s’y atteler, comme s’il avait besoin d’avoir la « tête libre » afin de pouvoir se lancer dans le travail. Il a aussi réalisé des brouillons : c’est très rare chez Mozart, qui est connu pour avoir la plume facile et écrire directement au propre.
Il y avait certainement un enjeu professionnel, puisque Mozart visait le poste de maître de chapelle à la cathédrale de Vienne, mais aussi un enjeu artistique personnel. Quand la commande du Requiem arrive, Mozart n’a pas réellement composé de musique sacrée depuis la Messe en ut 8 ans avant, à l’exception de quelques brouillons lacunaires. Or les pièces du Requiem qu’il a lui-même écrites témoignent toutes d’une écriture nouvelle, un style « tardif » naissant dont on voit aussi les prémisses dans la Flûte enchantée, l’Ave Verum Corpus et le Concerto pour clarinette (toutes trois datant de 1791). Ce style se caractérise notamment par un resserrement du matériau créatif, une économie de moyens et une intégration nouvelle du contrepoint à son écriture habituelle. A cet égard, le Requiem est selon moi une tentative de rassembler dans une œuvre sacrée la somme de ses expérimentations récentes, et de les pousser plus loin.
CLASSIQUENEWS : Sur quel matériel musical, en particulier à partir de quel élément du Requiem composé par Mozart lui-même, avez-vous travaillé pour « compléter » ce qui a été laissé inachevé ?
Pierre-Henri Dutron : Nous avons la chance d’avoir accès à tous les manuscrits du Requiem, qui ont été conservés et se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque de Vienne. Il est donc possible de savoir presque exactement ce qui est de Mozart et ce qui ne l’est pas, même si les conclusions des musicologues ont plusieurs fois évolué depuis les années 60, et continuent à le faire. Ce qui m’a étonné quand j’ai commencé ce travail en 2011, c’est que personne à ma connaissance n’avait pris la peine d’étudier la « partition de Mozart » en tant que telle, bien qu’elle ait été éditée en 1991 par Christoph Wolf dans son excellent livre sur le Requiem.
En faisant l’effort « d’oublier » la complétion de Süßmayr — que j’avais par chance assez peu entendue dans ma vie — et de ne plus « écouter » le Requiem qu’en lisant cette partition fragmentaire de Mozart, je me suis mis à y voir des indices disséminés dans les inserts orchestraux, l’écriture vocale, et aussi dans les quelques brouillons de Mozart qui nous sont parvenus. J’ai réalisé une analyse thématique, compositionnelle, stylistique poussée de tous ces éléments, qui m’a beaucoup guidé dans la suite de mon travail. Ces indices, cette analyse ne peuvent pas donner d’instructions pour compléter l’œuvre, mais elles donnent une grille de lecture qui m’a permis de constamment vérifier la pertinence et la vraisemblance de mon travail.
CLASSIQUENEWS : En quoi votre version diffère-t-elle de celle communément jouée signée Susmayer ?
Pierre-Henri Dutron : Comme je l’évoquais plus tôt, la part de ma contribution qui me semble la plus importante est l’écriture d’orchestre, en premier lieu pour une raison mathématique : Mozart a composé les parties vocales pour environ 65% de l’œuvre, mais il n’a réalisé que 5% de l’orchestration. Or c’est sur l’orchestration que Süßmayr pèche le plus. Non seulement Süßmayr, mais aussi les autres mains qui ont travaillé à cette version : il faut bien garder en tête que le manuscrit livré par Süßmayr en février 1792 est en fait une œuvre collective, qui contient la contribution d’au moins 3, peut-être 4 ou 5 personnes en plus de celle de Mozart. Süßmayr, quand il s’attèle à la complétion du Requiem, récupère les autres contributions, les agglomère, les remanie (pas toujours de manière heureuse d’ailleurs), sans réellement penser l’œuvre comme un tout.
C’est la table rase que j’ai faite de ces contributions et le retour au seul manuscrit de Mozart qui m’ont permis de penser l’orchestration non plus comme un « texte à trous » qu’il suffirait de compléter mécaniquement, mais comme une partie de l’œuvre aussi essentielle et vivante que l’écriture vocale. Or l’orchestre de Mozart n’est jamais mécanique, c’est un personnage en soi. Ma version donne une vraie place à ce personnage et permet, je l’espère, d’entendre dans l’œuvre des choses qu’on n’y entend habituellement pas. Mon espoir est que ce travail arrive à réhabiliter l’œuvre, souvent considérée comme un projet mal-aimé de son compositeur, et fasse entendre au public l’amour que — j’en suis certain — Mozart portait à son Requiem.
CLASSIQUENEWS : Le travail que vous avez ainsi réalisé en 2016, a-t-il amorcé ou prolongé une/des voies particulières de votre écriture ?
Pierre-Henri Dutron : Le travail sur le Requiem a été un tournant radical dans ma manière d’écrire. Avant ce travail j’avais composé trois pièces pour chœur et orchestre, dont la gestation avait été très compliquée. Après 2016 je n’ai plus écrit de pièces orchestrales pendant des années. Pour dire les choses d’une manière osée, je vois ce travail sur le Requiem comme mon diplôme de composition, avec la chance d’avoir eu Mozart comme professeur, un professeur absent mais à l’influence pourtant bien réelle sur moi. Après ce travail, je me suis autorisé à ne plus composer d’œuvres classiques, et aller forger ma plume dans d’autres styles : la musique de théâtre, de film, l’électro, la pop. C’est le mélange de toutes ces expériences qui me permet aujourd’hui de revenir à mes premières amours, la musique vocale et orchestrale en premier lieu. Je ne compose plus du tout de la même manière aujourd’hui qu’il y a dix ans, et le Requiem est une pierre angulaire dans cette transformation.
CLASSIQUENEWS : Entre espérance et gravité, depuis 2016, votre vision du Requiem a-t-elle évolué ?
Pierre-Henri Dutron : Il m’est difficile de séparer ma vision de l’œuvre de mon vécu personnel envers son propos : le rapport au deuil, à la perte, à la mort. Chaque écoute de l’œuvre m’a amené à ressentir ou penser ces notions de manière différente, au regard de ma vie ou de l’actualité. Plus ce que nous vivons est tragique, plus la possibilité de nous réunir autour d’œuvres d’art qui transcendent notre réalité me semble vitale. C’est là que réside le génie intemporel de Mozart, qui 232 ans plus tard touche encore ce qu’il y a de plus essentiel en nous. Est-ce ma vision de l’œuvre, le monde ou moi-même qui évoluent ? Certainement les trois.
Quoi qu’il en soit, le temps passé n’a pas émoussé mon intérêt envers l’œuvre, et je continue à m’intéresser à la recherche sur le Requiem. La version qui sera interprétée par l’ONPL ces prochains jours découle de ma version de 2016 et contient encore des éléments de composition de Süßmayr, notamment parce qu’à l’époque il m’a fallu asseoir la portée historique et musicologique du projet, et que je n’aurais pas été pris au sérieux avec un résultat trop radicalement éloigné de la version qu’on connaît. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il se pourrait tout à fait que dans les prochaines années je travaille à nouveau sur ce projet pour en donner une version différente avec de nouvelles compositions, entièrement inédites, à l’endroit où Mozart n’a rien composé du tout.
CLASSIQUENEWS : Y-a-t-il des pièces que vous avez composées depuis, qui s’inscrivent dans l’esprit et le caractère de ce travail réalisé avec l’ONPL?
Pierre-Henri Dutron : Je travaille depuis quelque temps à la composition d’une messe qui m’a été commandée à l’occasion de la réouverture de l’Église paroissiale du Sacré-Cœur de Lourdes, et dont la création aura lieu en 2024. Cette composition fait doublement écho à ce projet, à la fois comme un retour vers une écriture chorale classique et comme une première en tant que compositeur de musique sacrée — du moins dans le cadre d’une œuvre qui est entièrement mienne.
Si l’effectif de cette messe sera plus réduit que celui du Requiem, sa forme s’en rapproche beaucoup, puisqu’elle a vocation à durer autour d’une heure. J’ai pour la première fois la sensation de pouvoir tirer pleinement profit des leçons que j’ai apprises dans le travail sur le Requiem, non plus à chaud mais avec la distance de plusieurs années, et une envie, une réelle excitation à produire une musique nouvelle. Non seulement la gestation est bien plus facile que lors de mes précédentes œuvres classiques, mais j’ai peut-être pour la première fois le sentiment de composer une musique libre, débarrassée du poids du passé et de la comparaison aux chefs-d’œuvre des anciens. Ça n’aurait pas été possible sans ce projet.
CLASSIQUENEWS : Avez-vous d’autres projets avec l’ONPL ?
Pierre-Henri Dutron : Pour l’instant, non. Mais qui sait ce dont l’avenir sera fait…
Propos recueillis en novembre 2023
concert
ORCHESTRE NATIONAL DES PAYS DE LA LOIRE, du 21 au 26 nov 2023 : Requiem de Mozart / Version Pierre-Henri Dutron, à NANTES,ANGERS, CHOLET – cycle événement : https://www.classiquenews.com/onpl-orchestre-national-des-pays-de-la-loire-21-26-nov-2023-requiem-mozart-pierre-henri-dutron/