vendredi 29 mars 2024

Entretien avec Philippe Hersant

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Interview Philippe Hersant. Notre collaborateur Pedro Octavio Diaz a rencontré en mars dernier le compositeur contemporain Philippe Hersant. Bilan et regards sur l’écriture contemporaine : sources d’inspiration, notions de senti et de ressenti, la place de l’opéra, l’évolution des concerts, les œuvres en cours et les créations à venir. 

 

ClassiqueNews : Bonjour Philippe Hersant, nous sommes au Vrai Paris, au cœur de Montmartre, je vous remercie de nous avoir donné rendez-vous. Tout d’abord pouvez-vous nous présenter brièvement vos dernières et futures créations ?

hersant P-Hersant_0024Philippe Hersant : J’ai une année assez chargée, consacrée en grande partie à des œuvres chorales, mais pas seulement : j’ai écrit également un concerto pour flûte et une pièce pour huit violoncelles qui a été  jouée  au CRR de Paris (j’ai eu la chance d’avoir Yo-Yo Ma comme premier violoncelle !) Il y a eu aussi une pièce pour trio (piano, violon, violoncelle) et orchestre à cordes qui a été créée à Pau et reprise ensuite à Poitiers puis à Bordeaux. Parmi les œuvres que je viens de terminer, il y a une grande pièce commandée par Radio France, Le Cantique des Trois Enfants dans la Fournaise d’après le Livre de Daniel pour la Maîtrise de Radio-France et la Maîtrise du Centre de Musique Baroque de Versailles.  Elle va être créée avec une Messe de Marc-Antoine Charpentier à Abbeville au mois de mai. Je termine actuellement une oeuvre pour le Jubilé des 900 ans de  l’Abbaye de Clairvaux, pour chœur et archiluth qui sera créée au mois de Juin. Et je vais bientôt commencer une pièce pour piano, commandée par le Concours International d’Orléans.

CN : En préparant cette interview, nous avons remarqué que vous êtes licencié ès lettres et vous avez étudié la composition au CNSM de Paris. Les lettres et la littérature ont finalement beaucoup influencé votre œuvre. Rappelons notamment Les Hauts des Hurlevent, Le Château des Carpates, Le Moine Noir etcaetera… A la lumière de ce parcours intéressant, êtes-vous un compositeur lyrique né ?

PH : Je suis attiré par le monde lyrique, par la voix, c’est certain. J’ai hésité vers 18-20 ans à poursuivre des études de Lettres. C’est finalement à l’âge de 30 ans que j’ai vraiment décidé de me consacrer à la composition. Mais j’ai gardé une passion pour la littérature, et j’aime mettre en musique des mots, des textes – que ce soit pour solistes ou (plus souvent) pour chœur.

CN : Ce qui est très intéressant dans votre parcours, c’est que vous avez fait de la musique de scène, même des expériences assez étonnantes au Festival d’Avignon avec des pièces assez complexes, telles celles d’Heiner Müller.

PH : Ces collaborations sont issues du hasard des rencontres. Pendant les années  80 j’ai beaucoup travaillé avec Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret. Jourdheuil a traduit Müller et a été un des premiers à faire connaître son œuvre en France. J’ai donc écrit trois musiques de scène pour des pièces d’Heiner Müller, la plus importante d’entre elles étant Paysage avec Argonautes, présentée en Avignon avec un gros effectif, 12 chanteurs et 8 trombones, une expérience tout à fait passionnante. J’ai écrit 7 ou 8 musiques de scène dans les années 80, ce fut une expérience très enrichissante qui m’a conduit vers l’opéra. J’ignorais tout de la scène avant cela, j’ignorais tout du théâtre, ma formation s’est faite au contact de ces metteurs en scène.  Et j’ai même eu la chance d’avoir des musiciens sur scène.  Par exemple mon deuxième quatuor était à l’origine une musique de scène pour Paysage sous surveillance de Müller. Le Quatuor Enesco l’a joué sur la scène de la MC93 de Bobigny tous les soirs, pendant quatre semaines.

CN : Et à quand un quatuor pour « Quartett » ?

PH : Jourdheuil et Peyret ont mis en scène Quartett à Avignon, mais j’avais choisi de mettre plutôt en musique Paysage avec Argonautes. Aujourd’hui cet univers est un peu loin de moi…

CN : Contrairement à beaucoup de compositeurs vous êtes entré à l’opéra par le théâtre.

PH : Il faut que je rectifie un peu, car j’ai écrit dès 1983, un petit opéra de chambre, Les Visites espacées, créé également au Festival d’Avignon. Ma première expérience fut donc lyrique, mais j’étais assez novice à l’époque et par la suite j’ai beaucoup appris grâce au  théâtre.

CN : Est-ce que pour vous l’opéra tient beaucoup plus du théâtre ou de la musique ?

PH : Il faut évidemment les deux. On l’a vu dans le passé : beaucoup d’œuvres lyriques contiennent des merveilles musicales mais ne tiennent pas la route à cause d’un livret trop faible. Par exemple Euryanthe de Weber ou les opéras de Schubert. Musique souvent magnifique, mais livret faible. Ils sont difficiles à monter et ne sont pas vraiment entrés au répertoire.

CN : Est-ce qu’il faut avoir une « pâte » intellectuelle pour toucher le public par la création ?

PH : Je ne sais pas s’il le faut, je ne peux pas répondre d’une façon générale, mais pour moi oui, c’est important. J’avoue que je ne peux pas composer sans m’inscrire dans une continuité culturelle, musicale – même si mes « bagages » me semblent parfois un peu encombrants…

CN : Donc c’est une émotion partagée avec le public ?

PH : Il est sûr que l’émotion, pour moi, est au cœur de tout. C’est-à-dire l’émotion que l’art me procure, et qu’à mon tour j’espère pouvoir procurer.

CN : Justement, dans un cas très particulier de votre œuvre, en écoutant Les Hauts des Hurlevent, en voyant même la chorégraphie et en ressentant en live Les Vêpres à la Vierge, votre musique nous touche par une émotion délicate. Mais est-ce que vous croyez que notre temps est propice à cette création par l’émotion ?

PH : Je pense que oui. Les recherches spéculatives, du reste, ne m’intéressent pas beaucoup. Mais le risque inverse existe, bien sûr :  j’essaye de me préserver de tomber dans une émotion excessive.

CN : Votre musique se porte plus dans le senti que dans le ressenti ?

PH : Oui, et j’essaie de trouver la juste mesure. Le problème s’est posé pour moi tout particulièrement dans le ballet Wuthering Heights. Le roman d’Emily Brontë déborde d’émotion, c’est une littérature de l’excès. C’est sans doute la musique la plus « excessive » que j’aie jamais écrite, mais le sujet l’imposait. D’une manière générale, j’essaie de m’arrêter « à temps », d’éviter la surabondance – tout cela reste très subjectif, bien entendu.

CN : Dans ce sens là, dans Les Hauts des Hurlevent la difficulté de la mesure aussi venait de la chorégraphie et le maniement du langage corporel.

PH : Ecrire la musique d’un ballet narratif n’est pas simple. Il y avait trois auteurs, en fait : Emily Brontë, Kader Belarbi (le chorégraphe) et moi-même. Entre le musicien et le chorégraphe doit s’installer un climat de grande confiance, il faut impérativement éviter la guerre des ego, ne pas tirer à hue et à dia. Cette confiance s’est heureusement installée entre nous : je me suis très bien entendu avec Kader Belarbi et nous avons su négocier nos différends en toute amitié.  Ça a été une belle expérience – et le ballet s’est bonifié au gré des reprises. Les représentations de 2008 étaient parfaitement abouties.

CN : Est-ce que le compositeur est un poète ou un artisan ?

PH : Il est fatalement les deux. La technique est indispensable – et j’ai l’impression de passer plus de temps dans mon rôle d’artisan que dans celui de poète. Mais, par ailleurs, ce travail technique est plutôt rassurant.  Le polissage qui vous occupe toute une journée a quelque chose d’apaisant. En revanche, la recherche d’une idée qui ne vient pas est assez angoissante.

CN : Parfois on remarque que la tendance est à la recherche technique pure, même chez certains jeunes compositeurs.  Dans votre musique, en revanche, on sent le souffle de l’inspiration.

PH : J’essaye de renouveler l’émotion, d’éviter les tics, les répétitions de formules toutes faites. Un texte, bien souvent peut servir d’étincelle, il peut vous apporter des idées nouvelles – c’est pourquoi j’aime bien mettre des poèmes en musique.

CN : En parlant du métier de compositeur, vous avez traversé un certain âge d’or. Mais est-ce qu’il a vraiment existé ? La création est, de nos jours, bien plus soutenue qu’avant ?

PH : Il y a eu une réelle évolution. Dans les années 60, la notoriété de nos aînés – Messiaen, Boulez, Stockhausen, Berio, Xenakis – était pour nous assez écrasante. Et puis, certaines musiques (celles qui osaient faire référence au langage tonal) étaient ouvertement méprisées. Je ne dis pas que les querelles esthétiques se sont tues, mais le jeu s’est beaucoup ouvert depuis une vingtaine d’années. Jamais je n’aurais osé écrire mes Vêpres de la Vierge dans les années 80. Ce langage modal, très référencé, intégrant des citations de Monteverdi  ou de monodies grégoriennes, aurait sûrement choqué. Mais on juge moins aujourd’hui un compositeur sur son langage ou son appartenance esthétique.

CN : Alors est-ce que depuis le XIXème siècle, finalement, le ressenti du milieu musical a-t-il beaucoup changé ?

PH : Non, je ne pense pas vraiment.  On a essayé de casser la vision de la musique qui avait cours au XIXème siècle. On s’en est pris à l’orchestre, à l’opéra. Mais en somme le concert continue à être ce qu’il était au XIXème siècle.  Si on finance les orchestres c’est pour qu’ils interprètent le répertoire, la création a certes une place, mais le répertoire reste au cœur des programmes.  Finalement la « révolution » espérée n’a pas vraiment eu lieu. Nous demeurons  globalement dans une économie qui est celle du XIXème, malgré les progrès.

CN : Est-ce que vous croyez que ça changera ou c’est en cours de changement ?

PH : Il y a des éléments positifs, comme le développement du système de compositeur en résidence auprès des orchestres ou des festivals.  Dans le domaine de l’opéra, contemporain, en revanche, il me semble que la situation était meilleure il y a quelques années. Il y a des raisons économiques à cela, mais sans doute pas seulement… Le plus inquiétant, de façon plus générale, est la perte de vitesse de la musique classique en France.

CN : Et est-ce que vous croyez qu’avec des phénomènes comme Le Balcon on assiste à un renouvellement des publics ?

PH : Ce que fait le Balcon est formidable, en effet. L’intérêt du jeune public pour la musique contemporaine reste, hélas, très marginal.

CN : A ce sujet, vous avez des activités institutionnelles à la SACD, au FCL et à la Fondation Banque Populaire qui soutient des jeunes talents. Mais avec la conjoncture de vieillissement des publics quel langage avoir pour les encourager ?

PH : Ce que je conseillerais aux jeunes compositeurs, c’est d’aller le plus souvent possible au-devant du public. Un compositeur ne devrait jamais perdre une occasion de présenter ses œuvres – au public, aux étudiants des conservatoires, aux jeunes interprètes. C’est en général très apprécié. Cela aide à combler le fossé qui s’est creusé depuis longtemps entre le public mélomane et la création contemporaine.

CN : Finalement, faire du terrain.

PH : Absolument, c’est une politique des « petits pas ». Beaucoup de jeunes interprètes ont compris cela, en créant un festival dans leur région. J’ai entendu ainsi, dans une petite église de Picardie, le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen, qui a recueilli une ovation enthousiaste d’un public quasi néophyte.

CN : Et vous qui avez été en contact avec le public partout dans le monde, Amérique Latine, Allemagne et Etats-Unis,  est-ce que c’est partout pareil qu’en France ?

PH : C’est un peu partout pareil. On est partout confronté à un public mélomane qui a eu de mauvaises expériences avec la création contemporaine.  Il est important de parler pour tenter de faire tomber les préventions.

CN : Faire de la pédagogie finalement.  En corollaire, permettez-moi de vous demander quelles seraient d’ici dix ans vos envies de composition?

PH : J’ai en projet un troisième opéra, mais je ne peux pas en parler plus précisément à l’heure actuelle. J’aimerais également écrire une pièce pour chœur et orchestre, et je travaille actuellement à une grande pièce pour chœur que m’a commandée Teodor Currentzis pour le Festival Diaghilev à Perm en 2015.

CN : En tous cas nous vous souhaitons le plus grand succès pour tous ces beaux projets et merci encore pour cet entretien.

PH : Merci à vous.

Propos recueillis par notre collaborateur, Pedro Octavio Diaz. 

Agenda : prochaine concert de Philippe Hersant. Parmi un agenda chargé, la rédaction de classiquenews a sélectionné la création de la nouvelle œuvre de Philippe Hersant, commande de Radio France, Chapelle royal de Versailles, jeudi 2 juillet 2015, 20h (concert Marc-Antoine Charpentier / Hersant).

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