Interview Philippe Hersant. Notre collaborateur Pedro Octavio Diaz a rencontrĂ© en mars dernier le compositeur contemporain Philippe Hersant. Bilan et regards sur lâĂ©criture contemporaine : sources dâinspiration, notions de senti et de ressenti, la place de lâopĂ©ra, lâĂ©volution des concerts, les Ćuvres en cours et les crĂ©ations Ă venir.Â
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ClassiqueNews : Bonjour Philippe Hersant, nous sommes au Vrai Paris, au cĆur de Montmartre, je vous remercie de nous avoir donnĂ© rendez-vous. Tout dâabord pouvez-vous nous prĂ©senter briĂšvement vos derniĂšres et futures crĂ©ations ?
Philippe Hersant : Jâai une annĂ©e assez chargĂ©e, consacrĂ©e en grande partie Ă des Ćuvres chorales, mais pas seulement : jâai Ă©crit Ă©galement un concerto pour flĂ»te et une piĂšce pour huit violoncelles qui a Ă©té jouĂ©e au CRR de Paris (jâai eu la chance dâavoir Yo-Yo Ma comme premier violoncelle !) Il y a eu aussi une piĂšce pour trio (piano, violon, violoncelle) et orchestre Ă cordes qui a Ă©tĂ© créée Ă Pau et reprise ensuite Ă Poitiers puis Ă Bordeaux. Parmi les Ćuvres que je viens de terminer, il y a une grande piĂšce commandĂ©e par Radio France, Le Cantique des Trois Enfants dans la Fournaise dâaprĂšs le Livre de Daniel pour la MaĂźtrise de Radio-France et la MaĂźtrise du Centre de Musique Baroque de Versailles. Elle va ĂȘtre créée avec une Messe de Marc-Antoine Charpentier Ă Abbeville au mois de mai. Je termine actuellement une oeuvre pour le JubilĂ© des 900 ans de lâAbbaye de Clairvaux, pour chĆur et archiluth qui sera créée au mois de Juin. Et je vais bientĂŽt commencer une piĂšce pour piano, commandĂ©e par le Concours International dâOrlĂ©ans.
CN : En prĂ©parant cette interview, nous avons remarquĂ© que vous ĂȘtes licenciĂ© Ăšs lettres et vous avez Ă©tudiĂ© la composition au CNSM de Paris. Les lettres et la littĂ©rature ont finalement beaucoup influencĂ© votre Ćuvre. Rappelons notamment Les Hauts des Hurlevent, Le ChĂąteau des Carpates, Le Moine Noir etcaetera⊠A la lumiĂšre de ce parcours intĂ©ressant, ĂȘtes-vous un compositeur lyrique né ?
PH : Je suis attirĂ© par le monde lyrique, par la voix, câest certain. Jâai hĂ©sitĂ© vers 18-20 ans Ă poursuivre des Ă©tudes de Lettres. Câest finalement Ă lâĂąge de 30 ans que jâai vraiment dĂ©cidĂ© de me consacrer Ă la composition. Mais jâai gardĂ© une passion pour la littĂ©rature, et jâaime mettre en musique des mots, des textes – que ce soit pour solistes ou (plus souvent) pour chĆur.
CN : Ce qui est trĂšs intĂ©ressant dans votre parcours, câest que vous avez fait de la musique de scĂšne, mĂȘme des expĂ©riences assez Ă©tonnantes au Festival dâAvignon avec des piĂšces assez complexes, telles celles dâHeiner MĂŒller.
PH : Ces collaborations sont issues du hasard des rencontres. Pendant les annĂ©es 80 jâai beaucoup travaillĂ© avec Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret. Jourdheuil a traduit MĂŒller et a Ă©tĂ© un des premiers Ă faire connaĂźtre son Ćuvre en France. Jâai donc Ă©crit trois musiques de scĂšne pour des piĂšces dâHeiner MĂŒller, la plus importante dâentre elles Ă©tant Paysage avec Argonautes, prĂ©sentĂ©e en Avignon avec un gros effectif, 12 chanteurs et 8 trombones, une expĂ©rience tout Ă fait passionnante. Jâai Ă©crit 7 ou 8 musiques de scĂšne dans les annĂ©es 80, ce fut une expĂ©rience trĂšs enrichissante qui mâa conduit vers lâopĂ©ra. Jâignorais tout de la scĂšne avant cela, jâignorais tout du théùtre, ma formation sâest faite au contact de ces metteurs en scĂšne. Et jâai mĂȘme eu la chance dâavoir des musiciens sur scĂšne. Par exemple mon deuxiĂšme quatuor Ă©tait Ă lâorigine une musique de scĂšne pour Paysage sous surveillance de MĂŒller. Le Quatuor Enesco lâa jouĂ© sur la scĂšne de la MC93 de Bobigny tous les soirs, pendant quatre semaines.
CN : Et à quand un quatuor pour « Quartett » ?
PH : Jourdheuil et Peyret ont mis en scĂšne Quartett Ă Avignon, mais jâavais choisi de mettre plutĂŽt en musique Paysage avec Argonautes. Aujourdâhui cet univers est un peu loin de moiâŠ
CN : Contrairement Ă beaucoup de compositeurs vous ĂȘtes entrĂ© Ă lâopĂ©ra par le théùtre.
PH : Il faut que je rectifie un peu, car jâai Ă©crit dĂšs 1983, un petit opĂ©ra de chambre, Les Visites espacĂ©es, créé Ă©galement au Festival dâAvignon. Ma premiĂšre expĂ©rience fut donc lyrique, mais jâĂ©tais assez novice Ă lâĂ©poque et par la suite jâai beaucoup appris grĂące au théùtre.
CN : Est-ce que pour vous lâopĂ©ra tient beaucoup plus du théùtre ou de la musique ?
PH : Il faut Ă©videmment les deux. On lâa vu dans le passĂ© : beaucoup dâĆuvres lyriques contiennent des merveilles musicales mais ne tiennent pas la route Ă cause dâun livret trop faible. Par exemple Euryanthe de Weber ou les opĂ©ras de Schubert. Musique souvent magnifique, mais livret faible. Ils sont difficiles Ă monter et ne sont pas vraiment entrĂ©s au rĂ©pertoire.
CN : Est-ce quâil faut avoir une « pĂąte » intellectuelle pour toucher le public par la crĂ©ation ?
PH : Je ne sais pas sâil le faut, je ne peux pas rĂ©pondre dâune façon gĂ©nĂ©rale, mais pour moi oui, câest important. Jâavoue que je ne peux pas composer sans mâinscrire dans une continuitĂ© culturelle, musicale â mĂȘme si mes « bagages » me semblent parfois un peu encombrantsâŠ
CN : Donc câest une Ă©motion partagĂ©e avec le public ?
PH : Il est sĂ»r que lâĂ©motion, pour moi, est au cĆur de tout. Câest-Ă -dire lâĂ©motion que lâart me procure, et quâĂ mon tour jâespĂšre pouvoir procurer.
CN : Justement, dans un cas trĂšs particulier de votre Ćuvre, en Ă©coutant Les Hauts des Hurlevent, en voyant mĂȘme la chorĂ©graphie et en ressentant en live Les VĂȘpres Ă la Vierge, votre musique nous touche par une Ă©motion dĂ©licate. Mais est-ce que vous croyez que notre temps est propice Ă cette crĂ©ation par lâĂ©motion ?
PH : Je pense que oui. Les recherches spĂ©culatives, du reste, ne mâintĂ©ressent pas beaucoup. Mais le risque inverse existe, bien sĂ»r : jâessaye de me prĂ©server de tomber dans une Ă©motion excessive.
CN : Votre musique se porte plus dans le senti que dans le ressenti ?
PH : Oui, et jâessaie de trouver la juste mesure. Le problĂšme sâest posĂ© pour moi tout particuliĂšrement dans le ballet Wuthering Heights. Le roman dâEmily BrontĂ« dĂ©borde dâĂ©motion, câest une littĂ©rature de lâexcĂšs. Câest sans doute la musique la plus « excessive » que jâaie jamais Ă©crite, mais le sujet lâimposait. Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, jâessaie de mâarrĂȘter « à temps », dâĂ©viter la surabondance â tout cela reste trĂšs subjectif, bien entendu.
CN : Dans ce sens là , dans Les Hauts des Hurlevent la difficulté de la mesure aussi venait de la chorégraphie et le maniement du langage corporel.
PH : Ecrire la musique dâun ballet narratif nâest pas simple. Il y avait trois auteurs, en fait : Emily BrontĂ«, Kader Belarbi (le chorĂ©graphe) et moi-mĂȘme. Entre le musicien et le chorĂ©graphe doit sâinstaller un climat de grande confiance, il faut impĂ©rativement Ă©viter la guerre des ego, ne pas tirer Ă hue et Ă dia. Cette confiance sâest heureusement installĂ©e entre nous : je me suis trĂšs bien entendu avec Kader Belarbi et nous avons su nĂ©gocier nos diffĂ©rends en toute amitiĂ©. Ăa a Ă©tĂ© une belle expĂ©rience â et le ballet sâest bonifiĂ© au grĂ© des reprises. Les reprĂ©sentations de 2008 Ă©taient parfaitement abouties.
CN : Est-ce que le compositeur est un poÚte ou un artisan ?
PH : Il est fatalement les deux. La technique est indispensable â et jâai lâimpression de passer plus de temps dans mon rĂŽle dâartisan que dans celui de poĂšte. Mais, par ailleurs, ce travail technique est plutĂŽt rassurant. Le polissage qui vous occupe toute une journĂ©e a quelque chose dâapaisant. En revanche, la recherche dâune idĂ©e qui ne vient pas est assez angoissante.
CN : Parfois on remarque que la tendance est Ă la recherche technique pure, mĂȘme chez certains jeunes compositeurs. Dans votre musique, en revanche, on sent le souffle de lâinspiration.
PH : Jâessaye de renouveler lâĂ©motion, dâĂ©viter les tics, les rĂ©pĂ©titions de formules toutes faites. Un texte, bien souvent peut servir dâĂ©tincelle, il peut vous apporter des idĂ©es nouvelles â câest pourquoi jâaime bien mettre des poĂšmes en musique.
CN : En parlant du mĂ©tier de compositeur, vous avez traversĂ© un certain Ăąge dâor. Mais est-ce quâil a vraiment existé ? La crĂ©ation est, de nos jours, bien plus soutenue quâavant ?
PH : Il y a eu une rĂ©elle Ă©volution. Dans les annĂ©es 60, la notoriĂ©tĂ© de nos aĂźnĂ©s – Messiaen, Boulez, Stockhausen, Berio, Xenakis – Ă©tait pour nous assez Ă©crasante. Et puis, certaines musiques (celles qui osaient faire rĂ©fĂ©rence au langage tonal) Ă©taient ouvertement mĂ©prisĂ©es. Je ne dis pas que les querelles esthĂ©tiques se sont tues, mais le jeu sâest beaucoup ouvert depuis une vingtaine dâannĂ©es. Jamais je nâaurais osĂ© Ă©crire mes VĂȘpres de la Vierge dans les annĂ©es 80. Ce langage modal, trĂšs rĂ©fĂ©rencĂ©, intĂ©grant des citations de Monteverdi ou de monodies grĂ©goriennes, aurait sĂ»rement choquĂ©. Mais on juge moins aujourdâhui un compositeur sur son langage ou son appartenance esthĂ©tique.
CN : Alors est-ce que depuis le XIXÚme siÚcle, finalement, le ressenti du milieu musical a-t-il beaucoup changé ?
PH : Non, je ne pense pas vraiment. On a essayĂ© de casser la vision de la musique qui avait cours au XIXĂšme siĂšcle. On sâen est pris Ă lâorchestre, Ă lâopĂ©ra. Mais en somme le concert continue Ă ĂȘtre ce quâil Ă©tait au XIXĂšme siĂšcle. Si on finance les orchestres câest pour quâils interprĂštent le rĂ©pertoire, la crĂ©ation a certes une place, mais le rĂ©pertoire reste au cĆur des programmes. Finalement la « rĂ©volution » espĂ©rĂ©e nâa pas vraiment eu lieu. Nous demeurons globalement dans une Ă©conomie qui est celle du XIXĂšme, malgrĂ© les progrĂšs.
CN : Est-ce que vous croyez que ça changera ou câest en cours de changement ?
PH : Il y a des Ă©lĂ©ments positifs, comme le dĂ©veloppement du systĂšme de compositeur en rĂ©sidence auprĂšs des orchestres ou des festivals. Dans le domaine de lâopĂ©ra, contemporain, en revanche, il me semble que la situation Ă©tait meilleure il y a quelques annĂ©es. Il y a des raisons Ă©conomiques Ă cela, mais sans doute pas seulement⊠Le plus inquiĂ©tant, de façon plus gĂ©nĂ©rale, est la perte de vitesse de la musique classique en France.
CN : Et est-ce que vous croyez quâavec des phĂ©nomĂšnes comme Le Balcon on assiste Ă un renouvellement des publics ?
PH : Ce que fait le Balcon est formidable, en effet. LâintĂ©rĂȘt du jeune public pour la musique contemporaine reste, hĂ©las, trĂšs marginal.
CN : A ce sujet, vous avez des activités institutionnelles à la SACD, au FCL et à la Fondation Banque Populaire qui soutient des jeunes talents. Mais avec la conjoncture de vieillissement des publics quel langage avoir pour les encourager ?
PH : Ce que je conseillerais aux jeunes compositeurs, câest dâaller le plus souvent possible au-devant du public. Un compositeur ne devrait jamais perdre une occasion de prĂ©senter ses Ćuvres â au public, aux Ă©tudiants des conservatoires, aux jeunes interprĂštes. Câest en gĂ©nĂ©ral trĂšs apprĂ©ciĂ©. Cela aide Ă combler le fossĂ© qui sâest creusĂ© depuis longtemps entre le public mĂ©lomane et la crĂ©ation contemporaine.
CNÂ : Finalement, faire du terrain.
PH : Absolument, câest une politique des « petits pas ». Beaucoup de jeunes interprĂštes ont compris cela, en crĂ©ant un festival dans leur rĂ©gion. Jâai entendu ainsi, dans une petite Ă©glise de Picardie, le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen, qui a recueilli une ovation enthousiaste dâun public quasi nĂ©ophyte.
CN : Et vous qui avez Ă©tĂ© en contact avec le public partout dans le monde, AmĂ©rique Latine, Allemagne et Etats-Unis, est-ce que câest partout pareil quâen France ?
PH : Câest un peu partout pareil. On est partout confrontĂ© Ă un public mĂ©lomane qui a eu de mauvaises expĂ©riences avec la crĂ©ation contemporaine. Il est important de parler pour tenter de faire tomber les prĂ©ventions.
CN : Faire de la pĂ©dagogie finalement. En corollaire, permettez-moi de vous demander quelles seraient dâici dix ans vos envies de composition?
PH : Jâai en projet un troisiĂšme opĂ©ra, mais je ne peux pas en parler plus prĂ©cisĂ©ment Ă lâheure actuelle. Jâaimerais Ă©galement Ă©crire une piĂšce pour chĆur et orchestre, et je travaille actuellement Ă une grande piĂšce pour chĆur que mâa commandĂ©e Teodor Currentzis pour le Festival Diaghilev Ă Perm en 2015.
CNÂ : En tous cas nous vous souhaitons le plus grand succĂšs pour tous ces beaux projets et merci encore pour cet entretien.
PHÂ : Merci Ă vous.
Propos recueillis par notre collaborateur, Pedro Octavio Diaz.Â
Agenda : prochaine concert de Philippe Hersant. Parmi un agenda chargĂ©, la rĂ©daction de classiquenews a sĂ©lectionnĂ© la crĂ©ation de la nouvelle Ćuvre de Philippe Hersant, commande de Radio France, Chapelle royal de Versailles, jeudi 2 juillet 2015, 20h (concert Marc-Antoine Charpentier / Hersant).