jeudi 18 avril 2024

Entretien avec Marc MinkowskiFestival de Verbier, juillet 2010

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Entretien avec

Marc Minkowski,
direction d’orchestre

Entretien avec Marc Minkowski au Festival de Verbier, juillet 2010. Ils sont ainsi, les artistes, et donc pas toujours faciles à vivre ! Vous vous réjouissez de pouvoir vous entretenir avec un Maître du Baroque-en-tous-ses-états, tel Marc Minkowski, dont vous savez qu’il a marqué l’opéra et le symphonisme de l’Europe 1600-1780. Et voyant que son programme de travail avec la jeunesse du Verbier Orchestra est justement post-chronologique de sa « spécialité », allant de Mozart à…Canteloube, vous pensez tout de même qu’en de savantes circonvolutions – tiens, la courbe, la liane, la colonne torse… – il y aura moyen de centrer et décentrer baroque, ancien, authenticité. Et puis vous vous heurtez d’emblée à un courtois et amusé refus d’évoquer le travail du baroqueux que pourtant votre interlocuteur demeure.

Authenticité et recherche

Marc Minkowski: Je n’aime pas qu’on m’étiquette. Ici je ne suis pas « le baroqueux ». C’est mon côté caméléon, peut-être ?

Dominique Dubreuil: Le livre-culte de Jean Rousset sur la poésie française du XVIIe est en effet bien sous-titré : Circé et le Paon, la métamorphose par l’Enchanteresse, l’Ostentation aussi…Rousset cite le poète allemand Balde : « Change donc, change, O beau Protée ». Alors vous êtes justifié !

M.Minkowski: Si vous voulez…et puisque surtout je le veux, ou le préfère ainsi ! En tout cas, ce qui me consterne parfois en France, c’est qu’on peut y conserver jalousement – le public, une certaine critique, des institutions, y compris hélas dans l’enseignement musical –la mentalité des compartiments étanches. Et cela peut donner un raisonnement systématique, coincé sur des périodes, des approches stylistiques…

Dominique Dubreuil: Donc sur les frontières entre le baroque – l’ancien, même – et le reste ?

M.Minkowski: Puisque vous tenez malgré tout à ce qu’on en parle : oui, du dogmatisme, du manque de souplesse, il y en a partout, y compris « chez nous » les baroqueux. Et j’ai horreur de ça ! C’est comme pour ce qu’on a fait autour d’un des axes du retour en authenticité : les instruments d’époque… En me plaçant dans le champ chronologique du concert de ce soir, dont je désire qu’il soit l’essentiel de notre dialogue…

Dominique Dubreuil: Vous voyez, on est en train d’y venir !

M.Minkowski: Eh bien, par exemple, c’est très intéressant ce report aux instruments du XIXe. Mais on peut aussi jouer superbement, retrouver l’esprit d’écriture de cette époque, sur les instruments actuels. C’est ce que j’essaie de faire ici avec les jeunes du Verbier Chamber : cette « authenticité » n’est qu’un des aspects d’un problème plus fondamental, la vérité de l’oeuvre et de l’auteur. Certes je salue le travail de certains de mes confrères, tel John Eliot Gardiner. Plusieurs compositeurs ont par ailleurs besoin de spécificité instrumentale, car ce sont des coloristes : Rameau, Haendel, Gluck, Berlioz. Mais il faut savoir aussi où s’arrêter, ne pas aller trop loin dans une recherche à tout prix qui finirait par se jouer en cercle clos. C’est également vrai pour la dimension des orchestres.

Dominique Dubreuil: De ce point de vue, Verbier et ses ensembles « jeunes » vous apportent beaucoup ?

M.Minkowski: Ah oui ! Et d’année en année, puis de lieu en lieu, on retrouve ou découvre des visages de jeunes supérieurement doués, que le travail estival d’ici hausse chaque année de plusieurs crans. Ainsi le 1er violon d’ici, Christophe Koncz – 23 ans ! – qui est « principal des 2nds violons » au Wiener Staatsoper…A ces jeunes, selon une autre conception orchestrale que celle invoquée par la tradition formatrice, on peut aussi montrer certains climats « nouveaux », certaines textures, et aussi des œuvres auxquelles ils ne songeraient sans doute pas si on ne leur proposait pas de telles démarches.

Un pré-écologisme ?

Dominique Dubreuil: C’est ainsi que vous avez inclus dans votre concert…et décidé de leur faire découvrir les Chants d’Auvergne de Canteloube.

M.Minkowski: Oui c’est une œuvre qu’avec Anne Sofie von Otter nous aimons beaucoup, et qui d’ailleurs et fort souvent chantée hors de France (où cependant Véronique Gens l’a enregistrée), Victoria de los Angeles, plus tard Arleen Auger ou Kiri Te Kanawa, par exemple. C’est une partition tout à fait intéressante, inattendue, très solaire par moments, sur de hauts plateaux français…

Dominique Dubreuil: C’est vrai que Canteloube a puisé dans le répertoire des chants de son pays natal, le Vivarais. Avec un rien de « la terre, elle ne ment pas », « Maréchal nous voilà ! », comme dans les idées du compositeur sur le tard…

M.Minkowski: Disons que c’est fort traditionaliste, mais si on devait se poser des questions pour savoir si on a le droit de jouer certains compositeurs qui ont dit ceci ou cela…(et sur ces sujets, il y en a qui ont fait bien pis !).De toute façon, Canteloube en rassemblant les Chants d’Auvergne s’inscrit dans un mouvement plus large de son époque et de sa génération, et on pourrait appeler cela aussi du pré-écologisme musical ! D’accord, la « philosophie » qui l’accompagne est fort naïve, mais les impressions demeurent, par instants même profondes – sur la séparation amoureuse, par exemple – , il y a des études d’espace très neuves, et puis n’oubliez pas le travail sur le parler « ancien »et régional, qui a été longtemps nivelé par le jacobinisme…Anne Sofie s’amuse beaucoup à faire cela, je suis certain que ce sera une découverte pour bien des auditeurs….et tout à fait pour les jeunes de Verbier.

Dominique Dubreuil: Des instrumentistes qui « découvrent » aussi le Pelléas de Fauré ?

M.Minkowski: Là on a un relais entre l’immensité de l’opéra debussyste et la vision très dure et allemande de Schoenberg. Avec Fauré, on travaille dans un esprit de raccourci du mythe inventé par Maeterlinck et surtout Debussy, avec des instantanés, des images arrêtées de symbolisme à la française. Fauré a écrit plusieurs versions de ce Pelléas – qui est surtout une Mélisande ! -, nous jouons la version de Suite de 1900, en y maintenant la Chanson qui est souvent omise en concert. La couleur, la texture, l’absence de « dramaturgie » immédiate et scénique, cela intéresse beaucoup un orchestre de jeunes qui n’ont guère été familiarisés avec ce type d’écriture, ni avec l’atmosphère « allégée » que porte la musique de Fauré. Et on peut réfléchir avec eux – ou les aider à réfléchir – sur le rapport à la disparition, par exemple sur ce qu’apporte l’écriture de Fauré, la vision qu’il a et donne de la mort …

Dominique Dubreuil: Il y a aussi pour les jeunes musiciens ce que Fauré « raconte « sur l’espace et la mémoire de l’enfance, comme quand il se rappelle pour son 2nd Quatuor qu’il a subconsciemment « traduit » la sonnerie des cloches de ses villages ariégeois portées par le vent d’ouest, et qu’il y a là sans doute une nostalgie profonde qui nourrit l’oeuvre…Ce monde-là est si différent de ce que vous cherchez à leur faire découvrir avec la 39e de Mozart !

Dans un formidable esprit de liberté

M.Minkowski: Oui, il y a une forme de « légèreté » mozartienne qu’on « n’apprend » pas toujours dans les Ecoles, et qui n’est pas du tout non plus la légèreté dont on a longtemps parlé à propos d’Amadeus ! Je cherche à ce que les jeunes instrumentistes saisissent les enjeux de cette écriture qui a ensuite et pendant longtemps été assimilée à un climat solennel, surtout pour les œuvres des dernières années, les 3 dernières symphonies notamment. Il ne faut pas qu’ils prennent cette musique « avec des gants », comme quelque chose de lointain, quelque part dans les clichés pré ou post romantiques, car c’est merveilleusement vivant, spontané, en recherche. Notamment la 39e, peut-être la plus difficile à définir des 3 dernières, celle qui va dans plusieurs directions qui peuvent paraître contradictoires.

Dominique Dubreuil: L’introduction lente a son côté Don Giovanni et la Statue du Commandeur…

M.Minkowski: Oui, mais je pense surtout que c’est une sorte d’ « avant-Flûte-Enchantée », ce que donne aussi à évoquer le mi bémol de la Symphonie, donc la référence de « l’armature » .à la pensée maçonnique. L’introduction me paraît être comme une ouverture possible de l’opéra à venir, et cela s’inscrit bien dans l’esprit de cette initiation spirituelle à laquelle Mozart tenait tant, depuis qu’il en avait eu la révélation. Je crois aussi que la marche de l’andante tient de la progression initiatique, comme pour Tamino et Pamina, trois ans plus tard, à travers les épreuves. Il y a chez lui tant de références, dans l’œuvre, à la façon dont il faudrait surmonter la mort, les cantates maçonniques, justement, l’Ode Funèbre aussi…

M.Minkowski: Et aussi quand il écrit à son père, l’année qui précède les 3 Symphonies, sur le sentiment d’une mort qui ne le quitte jamais – il parle de la disparition de son ami, le comte Hatzfeld, qui avait le même âge que lui -, et pourtant ça ne l’empêche pas de dire qu’il aime la vie par-dessus tout, ses plaisirs, ses joies…

M.Minkowski: C’est cela, et on a le sentiment que cet amour de la vie le conduit à inventer dans un formidable esprit de liberté. Qu’il nous incite à connaître cette liberté… Regardez comme cela « rebondit » à tout instant, notamment dans le finale, on y pense évidemment à un de ces ensembles qui sont la gloire inventive de Mozart dans ses opéras. Et là il donne une leçon formidable d’intelligence aiguë, il dit à ses musiciens : inventez vos rythmes, vos couleurs ! C’est ce que j’essaie de faire passer auprès des jeunes à Verbier. C’est tout l’inverse de l’espèce de carcan intellectuel et constructeur – admirable, bien sûr ! – qu’impose Haydn en particulier dans ses 12 dernières Symphonies : j’en parle, puisque je viens de les enregistrer avec mes Musiciens du Louvre pour Naïve. Le chemin de composition chez Mozart est d’une fantaisie étonnante, malgré la rigueur de l’écriture, regardez la pirouette sur laquelle il termine la 39e ! « C’est comme ça, on s’en va, ne me demandez pas pourquoi ! » Voilà une forme du bonheur sans contrainte que je voudrais faire sentir à mes jeunes musiciens « en altitude », un peu l’air si pur et vivifiant de la montagne d’ici…
(Propos recueillis par Dominique Dubreuil, Verbier 24 juillet 2010)

Marc Minkowski, direction d’orchestre au Festival de Verbier 2010.

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