La pianiste russo lettone Olga Jegunova signe un premier album (chez Prima Classic) d’autant plus intime et personnel qu’il manifeste sa propre réponse au désordre actuel. Le programme intitulé « Slow » est une invitation à la lenteur et à la méditation, une sorte de cheminement Zen qui croise classiques et contemporains : Bach et Pärt, Liszt et Kancheli, Satie et Tieppo, Schubert et Raphael Luca… Olga Jegunova élabore ce temps d’arrêt, suspendu, onirique pour mieux ressentir et résister. Repli et pleine conscience.
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CLASSIQUENEWS : Pourquoi faites-vous l’apologie de la lenteur ? Est-ce un appel à prendre du recul et à méditer le monde?
OLGA JENUGOVA : Pour « plonger » dans le son et sa résonance, il faut créer en nous un espace qui est le plus illimité et le plus généreux possible. Mon album « Slow » est le véhicule qui vous y emmène dès la première note du premier morceau. Est-ce la pleine conscience, la méditation, la thérapie, la guérison? A vous de le dire.
CLASSIQUENEWS : Comment avez-vous conçu le programme et les séquences des 12 pièces ainsi agencées?
OLGA JENUGOVA : C’était très intuitif car je réfléchissais simplement à la réalité qui m’entourait. C’est ma réaction à l’anxiété, la dépression, l’agression et la violence qui nous entourent. L’album SLOW parle de consolation, d’espoir, d’harmonie et de paix. La figure 12 était presque une coïncidence, mais plutôt symbolique et significative, faisant référence à tant de symboles autour de ce nombre, que ce soit 12 tons ou 12 heures.
CLASSIQUENEWS : Pouvez-vous nous présenter le caractère et l’esprit des deux titres spécialement composés pour cet album : « Meditation » de Luca Tieppo / « A Salty breeze over the Reeds » de Raphaël Lucas ?
OLGA JENUGOVA : Je préférerais laisser les compositeurs décrire leur propre travail / La méditation de Luca Tieppo évoque « la descente vers la mort de l’homme Jésus, alors habité par la peur d’être englouti dans les ténèbres. Le seul espoir est de pouvoir trouver – même dans l’agonie profonde – la douceur du pardon. Composée spécialement pour Olga en 2023, « Meditation » s’inspire d’autres matériaux sur lesquels j’ai travaillé pour un projet musical sacré. Comme les plus grands, comme Bach l’ont fait magistralement avant moi, j’ai utilisé le chromatisme pour souligner la tragédie de la mort de l’homme Jésus. L’intersection de plusieurs lignes mélodiques, chacune avec ses propres exigences expressives, rend particulièrement difficile pour l’interprète l’exécution des différentes couches sonores » / Luca Tieppo (né en 1966).
« A Salty breeze over the reeds » / Une brise salée sur les roseaux par Raphaël Lucas : « Évolution par rapport au développement / Expérience par rapport aux attentes : peu de temps après son décès, je suis tombé sur un documentaire à la fois rafraîchissant et joyeux de 1985 sur le compositeur Ryuishi Sakamoto (réalisé par Elizabeth Lennard). La caméra le filmait en train de travailler et de discuter de son approche sensible et de son processus créatif. Parmi les nombreuses idées qu’il exprime, l’une m’a particulièrement frappé : il décrit une expérience de marche à travers une fête foraine active et bruyante ou dans un centre commercial peut-être, à Tokyo. On y entend une profusion de sons brillants, battants et bruissants, des fragments de mélodies venant de partout, de machines notamment, s’entrechoquant dans un contrepoint très complexe mais apparemment homogène et aléatoire. Dans l’ensemble, il génère une perception du son qui est relative à la position, le mouvement de l’auditeur. Ce contrepoint évolue non seulement en raison des changements qui se produisent dans sa texture, mais principalement parce que quelqu’un passe, se déplace dans l’espace, change constamment son point d’audition, dans une évolution constante … »Une brise salée sur les roseaux » est une exploration qui va dans le sens de cette idée. Il y a une image, une image sensorielle faite d’un certain éclairage, d’odeurs, de bruits, de contacts et même de goût. Ces images semblent continues, se répètent et pourtant elles évoluent imperceptiblement. La musique permet d’éprouver toutes ces sensations, pour un moment, laissant le temps couler à leur rythme, laissant de côté, momentanément, toute injonction d’avancer vers un but précis, de se développer ou de rechercher le confort d’une forme attendue.
CLASSIQUENEWS : Quel cheminement / expérience vit l’auditeur à l’écoute de votre programme du début à la fin ?
OLGA JEGUNOVA : J’imagine que c’est un voyage très personnel pour chaque auditeur, en fonction de son imagination. Je n’impose pas de programme ni de description détaillée. Il n’y a pas de manuel d’instructions sur comment écouter ou quoi suivre. Chacun sait ce qui l’interpelle le plus : est-ce la mélodie de la flûte céleste chez Gluck, l’intemporel Liszt ou la musique électronique de Lucas ? Une fois enregistrée, la musique a sa propre vie, et je ne suis plus responsable de ses effets, affects ou défauts. L’album « Slow » est comme un enfant, qui est né dans mon cœur. Une fois créé et nourri, il vit maintenant sa propre vie et construit sa propre relation avec le monde. Est-ce que Slow sera adoré ou haï, compris ou ignoré – je n’ai pas l’intention de l’influencer. Mais j’ai confiance en la musique et mes auditeurs. La connexion va certainement se faire.
CLASSIQUENEWS : Diriez-vous qu’il s’agit d’un album d’approfondissement ou d’ascèse? de repli ou de conscience ouverte ?
OLGA JEGUNOVA : Cela peut être tout cela ensemble, en même temps, ou rien du tout. L’effet de la musique est si illimité et inconnu qu’il est difficile de vraiment analyser son impact sur nous. Pour moi, la musique a au moins deux objectifs : réfléchir (faire réfléchir et analyser) et divertir (distraire). La musique peut servir tous les objectifs. « Slow » peut être votre musique de fond pendant que vous lisez ou écrivez ; elle peut communiquer profondément si vous le permettez (et en créez l’espace), une écoute active ; ou elle peut vous distraire des pensées lourdes ou de la dure réalité. « Slow » est votre outil personnel maintenant. Utilisez-le comme vous voulez. Je vous en donne l’entière permission.
CLASSIQUENEWS : Que représente ce disque à ce moment de votre propre évolution musicale et artistique?
OLGA JEGUNOVA : Cet album est ma tentative de combiner dans la douceur, deux univers – les classiques et peut-être les nouveaux ? Bach, Gluck et Liszt sont « interrompus » par des compositeurs vivants comme Vasks, Pärt et Field. Je ne voulais pas connecter deux générations au hasard, donc « Slow » comme un tempo, une humeur et un effet, sert de fil conducteur et met en place différents puzzles. L’autre but était ma nécessité de refléter la réalité, de réagir et de ne pas rester indifférent.
CLASSIQUENEWS : Le choix du piano était crucial. Quelles qualités vous ont poussé à le choisir?
OLGA JEGUNOVA : Ce Steinway B a été (re)créé par un technicien du piano extraordinaire, Malcolm McKeand, qui est comme Stradivarius pour les pianos. Ce fut une coïncidence que Malcolm restaure ce Steinway 1957, alors que je concevais l’idée de l’album. Malcolm connaît ma façon de jouer, il connaît mon style et mon attitude vis à vis du son, de l’harmonisation, sur la couleur de la ligne de base, sur le chant du registre supérieur. Donc, quand le piano était prêt, tout s’est réuni. L’album « Slow »est un véritable partenariat entre les compositeurs, l’interprète, l’ingénieur du son, le technicien piano et… vous, l’auditeur!
Propos recueillis en décembre 2023
EN CONCERT
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En concert mardi 16 janvier 2024, 20h30 – PARIS, Salle Cortot(Paris 17ème ardt) – Plus d’infos, réservations, directement sur le site de la salle CORTOT à PARIS : http://www.sallecortot.com/concert/slow-presentation-du-nouvel-album-pour-piano-solo-.htm?idr=41279
Présentation du concert par la Salle Cortot :
S’échapper lentement. S’évader ardemment. Bach, Satie, Schubert…nous l’offrent sur le piano d’Olga Jegunova. Au-delà d’exprimer son moi intérieur, Olga Jegunova entend avec ce récital réagir aux réalités actuelles du monde d’aujourd’hui. SLOW est sa réponse. Pour ne plus être emprisonnés dans un rythme trépidant, en accélération constante, la piniaste nous invite à ralentir le pas et à laisser opérer la magie de la musique. Le programme du concert Salle Cortot comprend plusieurs pièces de son album « Slow » »…
LIRE notre présentation du cd & du concert d’Olga Jegunova (janvier 2024) : https://www.classiquenews.com/paris-salle-cortot-mar-16-janvier-2024-cd-concert-olga-jegunova-piano-slow-liszt-part-schubert-satie/
ENGLISH VERSION
Notre entretien avec Olga Jegunova s’est déroulé en anglais. Voici le texte (questions et réponses originales) :
INTERVIEW with the pianist Olga JEGUNOVA, about her album «Slow» (1 cd Prima Classics)
Latvian-Russo pianist Olga Jegunova has released a debut album that is all the more intimate and personal as it expresses its own response to the current disorder. The program entitled “Slow” is an invitation to slowness and meditation, a kind of Zen that crosses classical and contemporary: Bach and Pärt, Liszt and Kancheli, Satie and Tieppo, Schubert and Raphael Luca… Olga Jegunova invites to a time of pause, suspended, dreamlike to better feel and resist. Withdrawal and mindfulness.
CLASSIQUENEWS : Why do you make the apology of slowness in this album «slow»? Is it a call to step back and meditate the world?
OLGA JEGUNOVA : In order to “dive” into the sound and its resonance, certain space within us needs to be created. It is the most limitless and generous space. Slow album is a vehicle that takes you there as soon you hear the first note of the first track. Is it mindfulness, meditation, therapy, healing? You name it.
CLASSIQUENEWS : How did you design the program and the sequences of the 12 pieces thus arranged?
OLGA JEGUNOVA : It was very intuitive as I was simply reflecting on the reality around me. It was my reaction to the anxiety, depression, agression and violence that surrounds us. The SLOW album is about consolation, hope, harmony and peace. Figure 12 was almost a coincidence, but rather symbolic and meaningful, referencing so many symbols around this number, be it 12 tones or 12 hours.
CLASSIQUENEWS : Can you present the character and spirit of the two tracks specially composed for this album: Meditation by Luca Tieppo/ A Salty breeze over the Reeds by Raphaël Lucas?
OLGA JEGUNOVA : I would prefer to let composers describe their own work:
The Meditation by Luca Tieppo
The descent towards the end of the man Jesus, burdened with the fear of being swallowed into darkness. The only hope is to be able to find – even in deep agony – the sweetness of forgiveness.
Composed especially for Olga in 2023, Meditation is inspired by other material I have been working on for a sacred musical project. As the greatest of the past such as Bach have done masterfully before me, I have used chromaticism to emphasize the tragedy of the death of the man Jesus. The intersection of several melodic lines, each one with its own expressive requirements, makes it particularly challenging for the performer to execute the different sound layers. Text by Luca Tieppo (b. 1966)
A salty breeze by Raphaël Lucas
Evolution over development Experience over expectation
Shortly after he passed away, I came across a very fresh and joyful 1985 documentary on composer Ryuishi Sakamoto (directed by Elizabeth Lennard). We can see him work and discuss his sensitive approach and creative process. Among many ideas he expresses, one stroke me particulary: he describes an experience of walking through a very busy and noisy funfair or a shopping mall maybe, in Tokyo. There we can hear a profusion of shiny, beating and rustling sounds, fragments of melodies coming from everywhere, from machines notably, crashing into one another in a very complex yet seemingly homogenous and random conterpoint. Altogether it generates a perception of sound that is relative to the position, the movement of the listenner. Now this conterpoint evolves not only because of the changes that occurs within its texture but mainly because someone is passing by, moving in space, constanstly changing their point of hearing, in a constantly evolving experience.
« A Salty Breeze Over The Reeds » is an exploration that goes in the direction of this idea. There’s an image, a sensory picture made of a certain lighting, smells, noises, tuch, even taste. They seem continuous, to repeat themselves and yet they evolve unnoticeably. It is the experience of one becoming all these sensations, for a moment, allowing time to flow with their pace, leaving aside, momentarily, any injunction to move towards a specific goal, to develop or to seek the comfort of an expected form.
CLASSIQUENEWS : What path/ experience does the listener listen to your program from beginning to end?
OLGA JEGUNOVA : It will be a very personal journey for each listener, depending on their imagination. I am not imposing any programme nor detail description. There is no instruction manual on how to listen or what to follow. You will know what resonates with you the most: is it heavenly flute melody by Gluck, timeless Liszt or electronic music by Lucas? Once recorded, music has its own life, and I am no longer in charge of its effets, affects or defects. The SLOW album is like a child, that was born in my heart. Once created and nurtured, it now lives its own life and builds its own relationship with the world. Will SLOW be adored or hated, worshiped or ignored – I have no intentions to influence it. But I have trust in the music and my listeners. The connection will definitely happen.
CLASSIQUENEWS : Will you say that this is an album of deepening or asceticism? of withdrawal or open consciousness?
OLGA JEGUNOVA : It can be all of that together at the same time or nothing at all. The effect of the music is so unlimited and unknown that it is hard to really analyse its impact on us. To me music has at least 2 purposes: to reflect (make you think and analyse,) and to entertain (to distract). Music can serve each and every purpose. SLOW can be your background music while you are reading or writing, it can communicate profoundly if you allow (and create the space) active listening , or it can distract you from heavy thoughts or tough reality. SLOW is your personal tool now. Use it as you like. I give you my full permission.
CLASSIQUENEWS : What does this record represent at this time of your own musical and artistic evolution?
OLGA JEGUNOVA : This album is my gentle attempt to combine two universes – the old classics and maybe the new ones? Bach, Gluck and Liszt are “interrupted” by living composers like Vasks, Pärt and Field. I didn’t want to connect two generations randomly, therefore SLOW as a tempo, mood, and an effect serves like a thread and puts together different jigsaw puzzles. The other purpose was my necessity to reflect reality, to react and not to remain indifferent.
CLASSIQUENEWS : The choice of the piano was crucial. What qualities made you choose it?
OLGA JEGUNOVA : This Steinway B was (re)created by an extraordinary piano technician, Malcolm McKeand, who is like Stradivarius for pianos. It was a coincidence that Malcolm was restoring this 1957 Steinway while I was carrying the idea of the album. Malcolm knows the way I play, he knows my style and attitude towards the sound, voicing, colour of the base line, singing tone of the upper register. So when the piano was ready, all came together. SLOW album it is a real partnership between composers, interpreter, sound engineer, piano technician and.. you, the listener!
Propos recueillis en décembre 2023 / comments collected in december 2023
critique cd