CLASSIQUENEWS : Selon vous, qu’est-ce qui singularise votre ensemble Le Concert Spirituel ? En termes de sonorité, de fonctionnement ? Dans quel type d’œuvres, les qualités de l’orchestre se révèlent-elles le mieux ?
HERVÉ NIQUET : Je mettrais en avant un vecteur dont on ne parle pas suffisamment : le son et la réflexion que nous menons avec les instrumentistes du Concert Spirituel depuis 35 ans. Nous avons acquis une personnalité sonore « dans l’imitation du naturel », comme disaient les anciens, c’est-à-dire en imitant le chant et la vocalité, en cultivant une articulation vers le legato et la vocalité sans perdre le mot. D’où, me semble-t-il, ce « gras » et cette volupté propres à notre ensemble. Notre démarche est vocale, j’ai été chanteur dans une autre vie, « baryton fainéant », c’est-à-dire soucieux de mon confort dans le grave.
Il n’y a pas de différence dans notre approche de Grétry ou Mozart ; de Campra ou Benevolo. Nos décisions se prennent collectivement et avons à cœur la projection du son et cette volupté qui est nôtre. Ce qui importe, c’est le contrôle de l’émission et son résultat. Seul le contexte historique change. Dans toutes les œuvres, nous partageons un même souci de la vocalité appliquée à la mode des 17e, 18 e et 19 e siècles.
CLASSIQUENEWS : Comment êtes-vous passé de la musique sacrée baroque à l’opéra et aux œuvres symphoniques du XIX e ? Quelles différences dans la direction, entre diriger une messe avec chœur et un opéra ? Que vous apporte le fait d’interpréter à la fois du baroque et du romantique ? De quelle façon jouer les XVII e et XVIII e, enrichit-il votre approche du XIX e ? Et vice versa.
HERVÉ NIQUET : Tout est naturel et tout se tient, il n’y pas de différences entre profane, théâtral et sacré ; un Requiem et la fureur de son Dies Irae rejoignent les effets dramatiques d’un opéra. On y retrouve les mêmes matériaux, figuralisme, symbolique, rhétorique… mais avec l’avantage dans la musique sacrée de n’avoir point à négocier avec les contraintes de décors ou les enjeux d’une mise en scène. En d’autres termes, le sacré est pour moi l’apprentissage de l’opéra, sans les contraintes de la scénographie.
Tout se nourrit de la même façon, jouer du baroque puis du romantique et vice versa permet d’enrichir les éclairages : quand Debussy compose pour le Prix de Rome, il ne fait qu’appliquer les préceptes de Lully. Quand je dirige l’orchestre de la Radio Bavaroise à Munich dans Le Tribut de Zamora de Gounod, je les sensibilise à l’inflexion de chaque mot français.
CLASSIQUENEWS : Vous avez le goût des sources autographes. Qu’apporte l’approche scientifique des partitions, en particulier dans le cycle de la « tétralogie baroque » en cours ? Qu’avez-vous précisément découvert en consultant les sources ? D’une manière générale, que dévoile le cycle des 4 opéras français ainsi produits ?
HERVÉ NIQUET : Le cycle des opéras français que nous jouons dans le cadre de cette « tétralogie baroque » rappelle combien Le Concert Spirituel est le terrain vierge qui permet à chaque production d’expérimenter les derniers apports de la recherche scientifique. Depuis les découvertes dans les années 1980 de Graham Sadler, ont été identifiés bon nombre d’éléments sur les pratiques d’orchestre à l’époque de Lully et de ses successeurs. Mais tout cela a été oublié. Avec Benoît Dratwicki (directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles) nous avons décidé de les appliquer à la lettre, en particulier, le fait que le continuo ne joue pas avec le grand chœur d’orchestre. Il en résulte un plus grand confort pour les instrumentistes, qui peuvent ainsi se reposer et mieux s’impliquer quand ils jouent. Comme tous les instrumentistes du continuo jouent tous ensemble, sans orchestration aucune, chacun redouble d’énergie comme d’intelligibilité, quand il accompagne un chanteur. L’intensité, l’expressivité sont décuplées et le gain est immense en matière de couleurs.
En outre, pour Ariane et Bacchus, nous avons appliqué la disposition de l’orchestre telle que les sources le précisent au XVII e siècle : les bois sont devant, les cordes à l’arrière et le continuo à ma droite, en bord de scène. Le gain sur le plan musical et sonore est impressionnant : la projection et l’intelligibilité sont intensifiées.
CLASSIQUENEWS : Que savons-nous réellement de l’orchestre français aux XVII e / XVIII e ? Précisément celui de l’Académie royale ? Quelles sont les découvertes réalisées ou les pistes à éclaircir ?
HERVÉ NIQUET : A l’inverse des productions réalisées à Versailles pour le Roi, où les moyens sont illimités, la bourse royale étant grande ouverte, les ouvrages mis en scène à l’Académie royale de musique relèvent alors du privilège de Lully. Si le spectacle ne plaît pas, la faillite est proche. Lully risque ses propres deniers, donc l’Académie royale produit des opéras en limitant les risques, à moindre coût : les effectifs d’instrumentistes sont réduits et les chanteurs sont moins bien payés. Pour le 4ème opéra de notre « tétralogie baroque », Persée de Lully, j’appliquerai les limitations voulues et assumées par Lully à l’Académie royale de musique, telles qu’elles sont mentionnées dans les documents d’époque (fiches de paie, etc.). Evidemment cela exercera une influence directe sur le son et le travail avec les musiciens.
CLASSIQUENEWS : L’opéra français est une affaire de texte, donc d’intelligibilité. Que demandez-vous aux chanteurs en particulier pour chaque production ?
HERVÉ NIQUET : Qu’ils écoutent attentivement l’éloquence de l’helléniste et philologue Jacqueline de Romilly dans un documentaire diffusé par Arte, sa diction naturelle est merveilleuse et c’est un modèle dont je recommande l’écoute pour tous les chanteurs. J’admire aussi Denis d’Arcangelo, alias Madame Raymonde. Depuis mes classes chez William Christie, je n’ai pas relevé une telle maîtrise de la diction. Chaque mot a son poids, sa nuance, sa signification. L’équation idéale tient à cette fusion entre la déclamation académique et la gouaille. Je retrouve cette alchimie dans chacun des spectacles réalisés avec Shirley & Dino. Nous venons de reprendre la production Les Aventures du Baron de Münchhausen : l’impact du spectacle sur les jeunes spectateurs grâce au français compréhensible est total, rires et fous rires fusent dans la salle. Avec de telles productions, nous sensibilisons des générations entières de jeunes spectateurs à la magie de l’opéra et de l’opérette.
CLASSIQUENEWS : Selon vous, depuis la création du Concert Spirituel, comment l’interprétation baroque en France a-t-elle évolué ? L’exemple des pionniers (Malgoire, Harnoncourt, Christie…) est-il toujours vivace ?
HERVÉ NIQUET : Je dirais que rien n’a changé et tout a changé. Le public n’est plus le même comparé aux années 1970. Il y a eu la période d’apprentissage ; les débuts de la révolution « baroqueuse » ont été difficiles et laborieux, il fallait tout apprendre ou plutôt tout désapprendre, inventer / adopter de nouvelles pratiques. Avec le temps, nous sommes passés de la curiosité gourmande à la professionnalisation, au risque d’une certaine inertie voire d’un confort routinier. Mais depuis 10 ans, j’observe un regain d’audace et d’esprit de défrichement comparable aux pionniers. De jeunes ensembles osent, recherchent et trouvent ; ils sont curieux et passionnés et ne s’imposent aucune limite. Les prochaines années promettent d’être passionnantes.
CLASSIQUENEWS : Avec Le Concert Spirituel qu’aimeriez-vous approfondir dans le futur ?
HERVÉ NIQUET : Pour les 40 ans du Concert Spirituel, quand je fêterai mes 70 ans en 2027, nous travaillons la période de la fin de la Renaissance. En particulier, nous avons le projet de réaliser une partition aux effectifs colossaux, dans le sillon de ce que nous avions réalisé pour la messe de Striggio. L’œuvre spectaculaire choisie pour les 40 ans, dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer. Cinq ans avant sa réalisation, nous devons nous préparer ; le projet nécessite notamment de fabriquer des instruments encore jamais copiés. C’est aussi un défi pour l’interprétation car nous nous confronterons à une autre façon de jouer « colla parte », ce qui nécessite là aussi, une préparation et une maîtrise spécifiques. Beaucoup d’impatience !
Propos recueillis en mars 2023 © CLASSIQUENEWS
DOSSIER SPÉCIAL 35 ANS
En 2023, le CONCERT SPIRITUEL fête ses 35 ans : retrouvez ici notre dossier complet des enjeux et des événements de cet anniversaire : https://www.classiquenews.com/les-35-ans-du-concert-spirituel-herve-niquet-mars-2023/ … « En reprenant le nom de la première société de concerts privés française fondée au XVIIIe siècle, Le Concert Spirituel s’inscrit dans la continuité et le goût du risque. Enchanter comme surprendre son public, tel serait l’adage inspirant une aventure qui dure depuis plus de 30 ans et fête en mars 2023, ses 35 ans d’activité… A l’époque de sa création, en 1987, Le Concert Spirituel s’est tailler une réputation légitime dans l’interprétation de la musique sacrée (dont celle de Charpentier entre autres), tout en défrichant aussi les perles de l’opéra français, partitions oubliées ou drames plus connus dans des versions inédites (Andromaque de Grétry, Persée de Lully, version de 1770)…
CONCERT
PARIS, TCE. Médée de Charpentier / Le Concert Spirituel, Hervé Niquet (lun 27 mars 2023, 19h30)
NOUVEAUTÉ DISCOGRAPHIQUE (mars 2023) :
Ariane & Bacchus de MARAIS (2 cd Alpha classics)
CRITIQUE CD. Marin MARAIS : Ariane et Bacchus (1696) – Le Concert Spirituel / Hervé Niquet (2 cd Alpha classics – avril 2022)
Presque 10 ans après la mort de l’illustre Surintendant, comment son élève Marais prolonge-t-il l’héritage lyrique de Lully ? Voilà à quoi répond d’éloquente manière l’Ariane de Marais. S’agissant d’Ariane, le mythe de la belle abandonnée (comme Armide) est sublimé en réalité. Ce qui la rend attractive précisément, c’est l’évolution de sa destinée, de princesse trahie par Thésée (qui fut pourtant sauvé du monstre du Labyrinthe grâce à elle) à sa rencontre avec le dieu Bacchus à Naxos dont l’énergie la ressuscite à elle-même. De détruite, Ariane se voit métamorphosée, transcendée (l’opéra de R Strauss le démontre clairement : Ariane est une figure immortelle de la résurrection).
Depuis 1676, Marais, violiste à l’Académie royale dirigée, administrée par Lully, peut écouter et analyser les composantes dramatiques et musicales de son modèle et « directeur » musical, et lui demeurer fidèle. Mieux, il maintient l’orthodoxie du modèle lullyste après la mort de celui-ci (1687), alors que la Cour se passionne plutôt pour la légèreté des Pastorales aimables, boudant les grosses machines mythologiques et leur théorie de dieux et héros.
Pour céder au goût dominant; Marais sait cependant infléchir le format lullyste en cultivant une coloration plus pathétique et tendre ; Ariane si elle devient folle (trompée par Junon), épargne Bacchus et l’épouse ; le profil est adouci, moins grandiose et tragique que les héros de Lully ; plus languissante et pathétique, Ariane est une grande plaintive : de tout évidence la leçon d’Atys a été totalement assimilée (la scène du sommeil au III convoque Bacchus et Dircé, créatures parodiques suscités par l’intrigante et jalouse Junon ; même les démons infernaux paraissent au IV mais ils sont vite expédiés car rien ne s’oppose au désir de Bacchus. Et s’affirme en génie réformateur, Marais le coloriste comme le fin psychologue. Car il réussit à nourrir de portrait de l’héroïne avec une tendresse évidente.
35 ans du Concert Spirituel
A défaut des voix idoines,
Ariane et Bacchus permet à
l’Orchestre de Marais de ressusciter
Aucun intérêt pour le Prologue, pièce ronflante qui affirme l’esprit de grandeur propre à un épisode de circonstance flattant la gloire du Roi à l’époque de la guerre de 9 ans… Marais construit son intrigue sur la passion que suscite Ariane éplorée dans le cœur de Bacchus revenu des Indes, d’Adraste le magicien, qui bénéficie de l’aide de Junon, laquelle honnit l’insolence du jeune Bacchus né des amours de Sémélé et de son époux, le très infidèle Jupiter… Le mérite du prologue musicalement, est d’assembler les effectifs et de les faire sonner comme un préambule préparatoire au drame proprement dit, déroulé dans les 5 actes qui suivent.
Côté solistes, on reste réservé sur le style ampoulé et l’intelligibilité incertaine de la soprano dans le rôle-titre, JV Wanroij (Ariane, superfétatoire, outrée ; voix et style contournés, bien éloignée du naturel et de l’articulation linguistique requise : Ariane est une figure humaine qui souffre et trop naïve se laisse manipulée ; rien de cela ne transparaît dans son chant) ; Mathias Vidal fait un Bacchus, enivré, amoureux transi de la belle Ariane, mais on pourrait regretter chez l’un comme chez l‘autre, une certaine affectation du style et un vibrato trop envahissant.
Fidèle à son engagement comme son sens de la caractérisation plus sobre, intelligible et sans maniérisme aucun, David Witczak impose Adraste, en vrai rival de Bacchus, prêt à tout pour prendre le cœur d’Ariane, pactisant avec la Junon de Véronique Gens. Leur duo sont toujours intéressant. Se distingue aussi le baryton racé Philippe Estève dans divers emplois (Pan, Lycas, Phobétor…).
SOMPTUOSITÉ et IVRESSE SONORE…C’est surtout dans les ensemble choraux et à l’orchestre que cette lecture gagne ses galons et sait valoir ses indéniables apports; la direction de maestro Hervé Niquet – soufflant en mars 2023, les 35 ans de son collectif sur instruments d’époque, Le Concert Spirituel, convainc de bout en bout : intensité et souplesse, grandeur certes mais aussi grâce et abandon onirique (Chaconne annonçant la fin du II). Le chef défend un point de vue grâce à une phalange rompue aux accents, rebonds, agogique, couleurs et transparence de l’orchestre lullyste. Un festival de nuances musicales qui découle du choix même de la disposition et de l’organisation des instruments selon le rite historique avéré par les sources vers 1700 à l’Académie royale : distinction faite entre le petit chœur (pour ritournelles et trios) ; pour récitatifs et pièces vocales ; pour symphonies et danses et ouverture ; cette caractérisation selon les séquences apporte une indéniable dramatisation, dans l’intensité et la finesse expressive, dans un équilibre sonore redéfini qui permet de mieux distinguer les différentes échelles de l’action. « Ni double clavecin, ni contrebasse… autant de colifichets recréant un pittoresque baroque » n’ont été de mise ici. Instrumentalement cela s’entend et se défend. Dommage que la même exigence n’ait pas été adoptée sur le plan des voix pour le couple Ariane et Bacchus. L’on aurait disposé là de notre version de référence. Le dévoilement d’une texture orchestrale nouvelle, à une époque où l’on ne parle pas à proprement parlé d’ »orchestre », s’avère passionnante. On rêve d’étendre cette nouvelle grille / approche aux partitions de Rameau. C’est donc un CLIC « découverte » pour le tissu orchestral ainsi révélé.
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CRITIQUE CD. Marin MARAIS : Ariane et Bacchus (1696) – Le Concert Spirituel / Hervé Niquet (2 cd Alpha classics – avril 2022)