CLASSIQUENEWS : Pour éclairer les choix de votre nouvelle saison 2023 – 2024, vous avez signé un édito engagé et percutant. Quel est le message ?
DOMINIQUE PITOISET : Il convient de toujours s’interroger en général sur le sens : quels sont les enjeux ? Où allons-nous ? Cela vaut aussi pour nos entreprises. Et à ce titre, nous devons préciser ce en quoi a de spécifique, l’opéra, sur cette question.
C’est un appel à la vigilance dans notre monde menacé. Il ne faut jamais rompre notre relation à l’autre, surtout éviter l’enfermement sociétal où la peur s’impose à tous. Ce climat de guerre permanent pourrit nos sociétés. Rien n’est fait dans le sens de l’anticipation ni de la clairvoyance. La culture a toute sa place dans ce péril annoncé qui menace l’ordre du monde. Il faut rompre avec la litanie des pleurs et des plaintes et sanctuariser tout ce que la culture permet de préserver : notre humanité. Nous avons l’obligation de détecter les menaces idéologiques, de rompre les manipulations de toute sorte. Il faut faire rêver, agir, être offensif, favoriser coûte que coûte tout ce qui préserve l’environnement humain et fraternel, dans la complémentarité des sensibilités.
Notre offre lyrique s’accompagne de nombreux autres rendez-vous dont les formes et les genres sont très variés, et qui suscitent les questionnements et favorisent aussi la recherche du sens : concerts de musique du monde, concerts symphoniques, récitals, danse, nouveaux cirques, théâtre parlé, textes de la littérature dramatique… Encore une fois, la situation de notre humanité est en grande tension ; elle est agressée ; il faut en réaction de l’énergie et nous poser les bonnes questions. Où en sommes-nous ? Pensons-nous vivre sur une île séparée du monde ? Tout le spectacle musical est sous-tendu par la question du conflit. Le livret, les textes mis en musique dévoilent l’omniprésence du conflit et la nécessité d’y apporter les réponses. Tout cela nous renvoie à notre humanité : qu’est-ce que le fait d’être humain ?
Dominique Pitoiset (portrait © Mirco Magliocca)
« Il faut rompre avec la litanie des pleurs et des plaintes
et sanctuariser tout ce que la culture
permet de préserver : notre humanité.
Nous avons l’obligation de détecter
les menaces idéologiques… »
Serait-ce justement d’être contre le sexisme, la violence, le racisme ? C’est pourquoi notre nouvelle saison 2023 – 2024 interroge la place et la force de l’amour : que pouvons-nous faire par amour ? A l’opéra, force est de constater que ce sont surtout les héroïnes qui suscitent l’admiration et répondent à cette question centrale. Tosca tue et se suicide ; Leonore / Fidelio se travestit et affronte l’innommable ; Turandot met à l’épreuve tous les prétendants qui se présentent à elle parce qu’elle est la victime d’une violence primordiale.
Nous avons besoin plus que jamais des poètes et des auteurs pour dénoncer, critiquer, déchiffrer les vrais changements générationnels. D’autant plus en période de postcovid où les comportements sont encore fluctuants ; et dans le chaos mondial qui nous oppresse, la tentation du repli, de la radicalisation, de la méfiance et de l’autocensure… n’a jamais été aussi forte.
______________________________
LIRE ici l’édito de Dominique Pitoiset, « Par amour » (fév 2023) : https://opera-dijon.fr/fr/au-programme/l-edito-de-dominique-pitoiset/
__________________________________
CLASSIQUENEWS : Lorenzo Mattoti a conçu les visuels de la nouvelle saison 2023 – 2024. Quel est le sens de son travail ?
DOMINIQUE PITOISET : Lorenzo a participé précédemment à l’Opéra de Dijon sur la production de Hansel et Gretel: il dessinait en scène. Il a conçu tous les visuels de notre nouvelle saison 2023 – 2024. Son trait est direct et pour chaque spectacle ou production lyrique, il arrive à saisir l’essence de ce qui est en jeu par un signe fort ; son dessin flèche l’œuvre. Pour notre visuel générique, il a imaginé 2 personnes sur un balcon ou une terrasse, sans que l’on sache précisément si elles sont à l’intérieur ou à l’extérieur ; ces deux personnages avancent, sont sur la brèche, prêtes au mouvement…
CLASSIQUENEWS : Quels sont les orchestres de l’Opéra de Dijon ? Quelle est la place des concerts symphoniques et quel travail menez-vous avec Debora Waldman, cheffe associée ?
DOMINIQUE PITOISET : Il y a d’abord notre orchestre attitré : l’Orchestre Dijon Bourgogne qui assure les concerts symphoniques et collabore surtout aux opéras (car c’est avant tout un orchestre de fosse) ; il assure a minima 3 titres lyriques et un concert symphonique par saison. Ensuite, il est essentiel de favoriser l’émergence ; notre partenariat avec l’Orchestre Français des Jeunes permet d’accueillir et d’accompagner environ 60 jeunes musiciens. La Saline d’Arc et Senans organise la résidence d’été ; nous assurons celle d’hiver. A terme, nous avons planifié une production avec mise en scène pour la saison 2024 – 2025.
L’Orchestre Victor Hugo est également associé à notre saison ; il réalise au moins un concert annuel et peut remplacer l’Orchestre Dijon Bourgogne en fosse quand celui-ci n’est pas disponible, comme ce fut le cas pour Le Tour d’écrou de Benjamin Britten.
Il ne faut pas oublier que notre auditorium est d’abord conçu pour les grands concerts symphoniques. C’est un écrin aux remarquables qualités acoustiques. C’est la raison pour laquelle l’Opéra de Dijon accueille aussi les grandes phalanges : l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, le Philharmonique de Radio France, l’Orchestre de chambre de Lausanne, l’Orchestre de chambre de Bâle, l’Orchestre des Champs Elysées, Le Cercle de l’Harmonie… comme nous programmons aussi les récitals (dont celui événement d’Elisabeth Leonskaja, le 21 mai) et les concerts de musique baroque.
Je suis très heureux de développer aujourd’hui un travail spécifique avec l’excellente cheffe d’orchestre Debora Waldman (qui est aussi directrice musicale de l’Orchestre national Avignon-Provence). Je tenais absolument dès la 2è année de mon mandat à nommer comme directrice musicale, une femme. Nous discutons des projets pour les années à venir. Debora dirigera Tosca, comme vous l’avez compris, l’un des temps forts de notre saison 2023-2024. Nous réfléchissons à un prochain grand titre pour la saison 2024-2025. Debora a dirigé précédemment à Dijon en 2022, Don Pasquale (mai) et Stiffelio (novembre). Son engagement pour la transmission et l’accessibilité de la musique classique auprès des jeunes comme de tous les publics, est aussi particulièrement précieux.
Opéra et Théâtre musical à l’Opéra de Dijon
Les 5 productions coups de cœur
de la nouvelle saison 2023 – 2024
Parcourons la nouvelle saison 2023 – 2024, en particulier à travers le choix de 5 productions emblématiques. Pour chacune d’elles, pouvez-vous nous donner quelque clés ? Pourquoi en avoir fait le choix ?
FIDELIO : 8, 10,12 nov 2023
Je souhaitais associer Cyril Teste à la réalisation de cette production qui concerne l’unique opéra de Beethoven. Nous avons gardé des liens depuis notre rencontre à la Scène Nationale d’Annecy. Le sujet qui met en scène une épouse déterminée qui se travestit et dont le chant est un hymne à la liberté et à la justice, est à la fois inspirant et complexe. Cyril transpose l’action dans une grande prison américaine en exploitant toutes les ressources offertes par la vidéo. Le cast est prometteur avec la Leonore de Sinead Campbell Wallace entre autres… avec en fosse notre Orchestre Dijon Bourgogne. C’est aussi une réalisation en coproduction avec l’Opéra Comique, qui est l’un de nos partenaires réguliers.
TURANDOT : 31 janv, 2 et 4 février 2024
Il s’agit d’une coproduction avec l’Opéra du Rhin et conçue par la metteuse en scène Emmanuelle Bastet dont j’apprécie particulièrement les « effets de lecture ». L’action se déroule dans une Chine contemporaine et dans des ambiances nocturnes. La princesse héroïne repousse tous les prétendants qui se présentent à elle et dont elle n’attend rien ; ce qui est en jeu ici, c’est son corps violé, malmené qui en définitive est sacrifié à la raison politique et dans une société mise sous surveillance. Evidemment il était important de célébrer en 2024, le génie de Puccini ; et son dernier opéra est l’un des meilleurs, d’autant qu’à Dijon, le rôle-titre est défendu par Catherine Foster et dans le rôle de Liù, la splendide et bouleversante Adriana González.
L’AUTRE VOYAGE : 6 et 8 mas 2024
Ce spectacle musical qui sera sombre et beau, est mis en scène par Silvia Costa qui fut l’assistante de Romeo Castellucci, et qui signe aussi les décors. Son travail sur Julie de Boesmans est resté dans les mémoires. Il s’agit de plusieurs tableaux lyriques d’après les lieder de Schubert, avec le concours d’artistes prometteurs : Raphael Pichon et son ensemble Pygmalion, le baryton Stéphane Degout … Les décors sont réalisés par les ateliers de l’Opéra de Dijon : c’est donc une production maison que nous sommes fiers de porter ainsi, dans le cadre d’une coproduction avec l’Opéra Comique. Le parcours est celui d’un médecin confronté à sa propre disparition à partir de pièces de Schubert, inachevées ou réorchestrées. Le choix des textes signés Heine, Goethe… est opéré par Silvia Costa avec ce goût et cette délicatesse qui lui sont propres. Les thèmes de la littérature romantique germanique où paraît le mythe de Faust entre autres, promettent un spectacle introspectif, singulier et j’espère, bouleversant.
LA PASSION SELON SAINT-JEAN : 30 et 31 mars 2024
C’est l’une des productions importantes de notre saison qui réunit la Cappella Mediterranea et son chef Leonardo García Alarcón mais aussi le Chœur de chambre de Namur et le Chœur de l’Opéra de Dijon. Pour cette nouvelle production en version scénique, notre choix s’est porté sur la chorégraphe berlinoise Sasha Waltz. Depuis, de nombreux partenaires et coproducteurs nous ont rejoint : le TCE, Berlin, Madrid. Et nous donnerons une première version au Festival de Salzbourg ; puis la création dans une version finalisée sera présentée à Dijon.
Le travail très physique de Sasha Waltz devrait idéalement exprimer les étapes successives de la Passion conçue par JS Bach, dans le sens du cheminement d’une communauté, avec au cœur de l’action, le Sacrifice pour l’Humanité…
TOSCA : 12, 14, 16 et 18 mai 2024
J’ai toujours été saisi par la ferveur populaire suscité par l’ouvrage. La raison en est probablement le génie de Puccini, la puissance de sa musique, capable d’exprimer l’horreur du livret et en même temps de nous faire accepter sa radicalité, sa violence insupportable. Lors d’une formation sur les violences sexuelles, j’ai posé la question : « connaissez-vous un opéra particulièrement sexiste et qui parle de harcèlement, qui met en scène une tentative de viol et s’achève par un crime ? ». Personne ne trouvait. J’ai donné la réponse : « Tosca ».
Pour réaliser ce spectacle, je mets de côté le spectaculaire des décors, habituellement de mise. Dans l’esprit du théâtre musical, je me situe au plus proche des enjeux de chaque situation, en étant attentif à une économie de moyens. Dans notre vaste auditorium (et ses 22 m d’ouverture de scène), j’opte pour un espace vide et dépouillé ; une épure théâtrale qui se concentre sur le jeu des acteurs, sur la tension des personnages en scène tout en laissant l’orchestre produire ce torrent musical qu’a conçu Puccini, dans une gradation qui va jusqu’à la suffocation.
Là aussi le cast est très prometteur : Monica Zanettin dans le rôle-titre car je souhaitais une chanteuse italienne du sud aux yeux noirs ; cela correspond de mon point de vue, au caractère et aux couleurs même du texte dont la puissance des mots compte tant. L’enjeu de chaque son est capital ; Callas a marqué le rôle dans ce sens ; elle a été capable d’habiter le sens de chaque mot tragique, comme nulle autre. Je revendique cette conception théâtrale et cinématographique.
Monica Zanettin connaît parfaitement le rôle : elle incarne cette histoire propre à l’Italie du sud, celle d’une femme droite et bigote qui cependant doit s’émanciper dans une société opprimée par la police préfasciste du préfet Scarpia. En outre, le rôle du peintre Caravadossi est pour le ténor Jean-François Borras, une prise de rôle attendue. Et chanter Scarpia pour le baryton argentin Dario Solari, est le moment idéal. Autant par son sens du texte que sa présence physique ; lui aussi devrait proposer une lecture de son personnage, fouillée et nuancée… celle d’un salaud et d’une ordure qui souffre.
Dans la fosse, c’est Debora Waldman qui dirigera tous les effectifs de la maison : l’Orchestre Dijon Bourgogne, le Chœur de l’Opéra de Dijon, la Maîtrise de Dijon (avec la Maîtrise des Hauts de Seine).
Propos recueillis en septembre 2023
Toutes les illustrations sont de Lorenzo Mattoti © Opéra de Dijon
APPROFONDIR
LIRE aussi notre PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE SAISON 2023 – 2024 de l’Opéra de DIJON :https://www.classiquenews.com/opera-de-dijon-nouvelle-saison-2023-2024/
VOIR
Le TEASER VIDÉO de la nouvelle saison 2023 – 2024 de l’Opéra de Dijon / les créations graphiques de Lorenzo Mattoti :
______________________________________