Cycle Transylvania
Lyon, CNSMD
Du 10 novembre au 16 décembre 2010
Concerts et rencontres « autour de la musique roumaine, hongroise et au-delà », de Bartok à Kurtag, d’Enesco à Antignani et Yeznikian…
En 2010, novembre est particulièrement russe à Lyon, et le CNSMD y ajoute quelques touches de couleur de Hongrie et de Roumanie, ordonnant le dessin grâce au massif des Carpates, en mystérieuse et légendaire Transylvania. Bartok et Kodaly, Enesco : bien sûr. Mais aussi, des échos de Dracula – films et musiques -,Kurtag, des chants et danses traditionnels revisités, la présence du cymbalum, joué par le virtuose Luigi Gaggero – à travers des œuvres de L.Antignani et F.Yeznikian -, des rencontres et des conférences…
Les aristocrates sanglants
Transylvanie, « au-delà des forêts », celles qui couvrent sa partie occidentale (et aussi « à travers », selon le latin ?), lovée en avant de l’arc oriental et haut-montagneux des Carpates. Principauté médiévale depuis le XIe, puis intégrée à l’Empire des Habsbourg, redistribuée dans sa partie occidentale à la Hongrie (de 1867 à 1918), puis rendue aux Roumains par le Traité de Trianon et non contestée depuis (sauf la parenthèse nazie de 1940 à 1944, qui a « re-transféré », et en a surtout déporté vers l’anéantissement la minorité juive). Cette terre a vu passer aussi des populations nomades, enrichissant l’ensemble plus sédentarisé, Roumains, Hongrois et Saxons. Mais en feuilletant l’agenda historico-légendaire qui a donné à la Transylvanie ses lettres de… noblesse européenne et même planétaire, on rencontre aussi des histoires de sang versé. L’une est « du réel »(fin du XVIe), bien qu’on ait quelque difficulté à dénombrer l’ampleur des crimes terribles commis par Elzbeth Bathory, comtesse d’une famille régnante en Transylvanie. L’autre n’est apparue qu’à la toute fin du XIXe, mais le succès en fut tel qu’on lui imaginerait volontiers une existence historique : c’est, à partir d’un roman (« gothique et noir ») de Bram Stoker, l’histoire du vampire Dracula, vaguement « inspiré » par un prince particulièrement sanguinaire du XVe, et jouant sur l’ambiguïté fantastique des cauchemars. Le roman a connu une postérité filmique elle aussi très impressionnante, où brillent Nosferatu (Murnau emprunte à Dracula pour construire l’histoire et le personnage), mais aussi Tod Browning, et plus près de nous, Francis Ford Coppola, directement inspiré du roman initial…
Bons Syldaves er méchants Bordures
Si on commence ainsi par citation-dracula, c’est que le CNSMD ouvre sa série Transylvania par un clin d’œil, d’oreille et d’écran à une nuit (normal, pour un Prince des Ténèbres, qui plus est en novembre !) que l’Orchestre de Basse-Normandie, deux Ensembles instrumentaux-Maison et le Collectif d’improvisation (Alain Joule) animent autour du film de Browning et de travaux –cinéma et musique en lien avec Lyon-2 (étudiants du Master de Musiques Appliquées aux Arts Visuels). Une semaine plus loin, et pour 8 concerts – jusqu’à la mi-décembre -, ce sera plus classiquement musiques « savantes » ou de la terre transylvanienne. Frontières d’ailleurs aisément franchissables, même si l’un des plus célèbres compositeurs du XXe, Giorgy Ligeti, était bien né en 1923 au cœur de la Transylvanie – mais les crimes des nazis et de leurs alliés fascistes roumains le chassèrent en Hongrie, tandis que le reste de sa famille périssait dans les camps d’extermination -, et si son cadet de 3 ans, Giorgy Kurtag, était d’une petite ville du Banat (ouest de Transylvanie). Soit que l’on aille vers l’est, en Moldavie pour la terre natale du plus célèbre des compositeurs « complètement roumains » du XXe, Georges Enesco, soit que l’on se tourne au contraire vers le plein ouest, là d’où Bela Bartok le Hongrois (né lui aussi en terre orientale-hongroise ultérieurement enclavée dans la Roumanie),partit se passionner, en compagnie de son ami Kodaly, pour les chants et danses de la terre, leur fusion, leur éclat pluridimensionnel dans le temps, l’espace et l’écriture. Ah ! et puis enfin dans le sourire, on allait oublier la culture « tintinnologique », Le Sceptre d’Ottokar, sa bonne monarchie aux prises avec les provocateurs et agents secrets de la méchante Bordurie, en une Syldavie (capitale Klow, comme la réelle Cluj ?) dont le nom commence en Syl(vanie) et conclut en (Mol)davie. Tintin et Milou y font la connaissance d’une irrésistible cantatrice, Bianca (la) Castafiore, qui dans cet immédiat avant-guerre de 1939 se contente encore d’éblouir l’Opéra de Klow, accompagnée (en stop aussi) par son fidèle pianiste Wagner (Igor, tout de même) : comme dirait « musicalement mais Vingt ans après » le Capitaine Haddock, « voilà des régions qui vont être cruellement éprouvées »…
Les jours les plus heureux de Bartok
Ainsi Transylvania, qui cite également les délices de l’Orient-Express, organise des escales musicales sur un trajet d’Europe Centrale au sens large du terme. Les classes de direction de chœurs et de chant choral, préparées par Nicole Corti, célèbrent le post-romantisme de Dvorak à l’écoute des chants de Moravie (Duos, op.32) et dans son cadre plus traditionnel (Messe op.86), puis abordent le duo fraternel Kodaly-Bartok. Bartok avait écrit que « le folkloriste devrait posséder une érudition véritablement encyclopédique » : philologie, phonétique,chorégraphie, sociologie, histoire, linguistique étaient, pour lui, au rendez-vous de cet encyclopédisme sans pédanterie et amoureux du destin des peuples. En 1903, n’écrivait-il pas à sa mère : « Les paysans sont animés de sentiments pacifiques, la haine sociale est le fait des couches supérieures. Les jours les plus heureux de ma vie sont ceux que j’ai passés dans les villages, parmi les paysans. » Et Pierre Citron rapporte les souvenirs tardivement recueillis auprès de certains habitants : « Il était aimé de tous, jeunes et vieux, parce qu’il savait parler à chacun son propre langage. » C’est dans cet esprit qu’il compose en 1935 27 choeurs a cappella pour voix d’enfants ou de femmes, et qu’il exprime son bonheur d’écouter « les voix fraîches et joyeuses : notamment chez les élèves des écoles de banlieue, quelque chose de naturel qui rappelle les chants de paysans que rien n’a encore corrompus.» Plus spécifiquement et obstinément hongrois à côté de l’universaliste Bartok, Kodaly est également présent par son Miserere. Et orgue, pourquoi pas du côté transylvain ? Avec piano et percussions, Octavian Saunier et Dimitri Papadopoulos jouent J.S.Bach – mais transcrit par G.Kurtag-, Brahms évidemment en danses hongroises, et G.Enesco en Rhapsodie roumaine.
Lautari , Enesco et Szymanovski
Au plus près de l’ethnomusicologie sur terrain, voici les Lautari roumains du groupe Iza : Ioan Pop, « multi-instrumentiste, les a rassemblés après une longue pratique des répertoires de Roumanie nord-occidentale dont il a voulu sauver non seulement l’esprit, mais la fonction sociale. L’activité des Lautari reste donc intimement liée à la vie quotidienne (mariages, naissances, enterrements, fêtes. » Vionistes, improvisateurs virtuoses, danseurs jubilatoires, les Iza incarnent la vitalité de la fête roumaine, loin du folklore institutionnel ou touristique ». Où l’on retrouve Bartok, puisque le village natal de Ioan Pop a été un des « terrains d’étude » du Maître Hongrois. Côté musique « historisée », toujours Bartok au piano, par les élèves des classes au clavier : des Improvisations (op.20), des Danses Roumaines, et la magique Suite En plein air (1926), où les Musiques de nuit « évoquent un étang de Transylvanie, les chuintements frôlants des herbes et des ramures, les pincements des insectes, tous les tressaillements de la matière et de l’être ». La Russie symboliste et mystique de Scriabine (3e et 5e Sonates) y voisine avec celle des chants de la terre(Liadov), de la fête populaire distanciée ( Petrouchka de Stravinski) et de la virtuosité (Toccata de Prokofiev), tandis que l’Europe du Centre revient avec J.Suk (Le Printemps) et toujours la Hongrie de Kodaly et de Kurtag (extraits des Jatékok).
Musique de chambre : les classes travaillent autour de Mladi, un sextuor à cordes de…Jeunesse – tel est son titre, qui symbolise la vision du monde que vivait Janacek, même en 1924, à 70 ans… Et grand orchestre pour conclure, sous la direction de son Patron, Peter Csaba : un Bartok « sans frontières », la Suite de Danses (1923) qui pour une cérémonie officielle (Buda réuni à Pest…, 50e anniversaire) mêle avec joyeuse vivacité la Hongrie, la Roumanie, « un style paysan primitif » et…des parfums d’Arabie. « Mon idée, qui me possède depuis que je suis compositeur, c’est celle de la fraternité des peuples, envers et contre tout conflit », répétera bientôt Bartok. Echo des Deux Images de 1910, « musique heureuse » dont le titre rappelle l’influence debussyste si forte chez le jeune compositeur hongrois. A l’est des Carpates, la 2e Rhapsodie roumaine de Georges Enesco s’affirme « étincelante évocation du pays natal, récit d’une vie villageoise au passé héroïque ». Et au nord, le 1er Concerto de violon (Jean-Marc Phillips-Varjabedian, 3e du Trio Wanderer, prix Enesco de la SACEM , et enseignant au CNSM…) que le Polonais Karol Szymanovski écrivit « entre couleur orientale, textures exotiques d’impressionnisme musical, audace et sentiment populaire ». Au passage, vous n’oublierez pas d’aller écouter Claude Jean-Blain présenter « Georges Enesco, un musicien roumain à Paris », et vous descendrez pour cela la rive droite de la Saône jusqu’au Mozarteum (MACLY), une institution culturelle de haute et vigilante tradition dans la Rencontre, et qui comme son nom ne le dit pas forcément, ne rend pas un culte de pensée unique à l’unique Wolfgang…
Demoiselle Troussova et Thomas Bernhard
On aime bien aussi que, conformément à sa culture de la création, le CNSM entrouvre les fenêtres du Quai sur des partitions très récentes. C’est le rôle privilégié de son Atelier XX (comme XXe siècle)-21 (comme 21e….), structure de pédagogie très inventive que dirige depuis 12 ans Fabrice Pierre. XX-21 aime bien mêler du déjà- classique et la découverte. En cette 1ère rubrique, G.Ligeti du Double Concerto pour flûte et hautbois, une oeuvre de 1972, marquée dans ces années de renouvellement ligetien par « l’émancipation de structures mélodiques de plus en plus différenciées et perceptibles, le recours à des micro-intervalles , et des effets d’irisation »(Maxime Joos). Quant aux Messages de feu Demoiselle R.V.Troussova, c’est une partition au titre intriguant qui « révéla » en France la personnalité de G.Kurtag : « tel un dramaticule de Beckett, cet op.17, – monodrame sur des textes d’une poétesse russe vivant en Hongrie, Rimma Dalos : « expérience amère, quelque peu érotique, solitude »– rejoint un « art du haiku, de l’aphorisme, à la recherche d’une image comme saisie dans le gel de l’instant, et dont la vie jaillit avec plus de puissance à travers rupture et faille ». Chez les « nouveaux », on entendra Luca Antignani, compositeur italien né en 1976, formé à Milan avec H.Solbiati et à Rome avec A.Gorghi, et en France à l’IRCAM : ses Vier Lieder de 2005 ont élu 4 poèmes de Thomas Bernhard, plus connu en tant que romancier autrichien aussi féroce que Dracula, et qui écrivit à l’Académie de langue et littérature allemande (Darmstadt) dont il démissionnait : « Cette Académie est sans doute plus néfaste qu’utile pour les poètes (dignes de ce nom). Elle envoie automatiquement, en cas des décès d’un des ses membres, un avis mortuaire bordé de noir. Avec un peu de chance, je vivrai assez longtemps pour recevoir un avis de décès non d’un de ses honorables membres, mais de l’institution elle-même. »
Miroirs de faille et pliages colorés
Excellent avertissement sans frais pour les toujours jeunes compositeurs qui seraient tentés de s’institutionnaliser précocement, mais ce n’est sûrement le cas ni de Luca Antignani, ici sous le patronage du plus furieux des écrivains autrichiens, ni de Franck Yeznikian (né en 1969), qui se reconnaît pour père spirituel un Klaus Huber, l’Homo Musikant Ethicus par excellence. Et qui pour sa pièce donnée à Lyon s’inspire une nouvelle fois des textes de Paul Celan, le poète si noblement témoin de ce qui peut subsister d’humain même après le passage de la plus cruelle barbarie qu’ait connue l’Histoire d’Europe. Franck Yeznikian – études essentiellement à Lyon, aux deux Conservatoires, composition avec Denis Dufour et Robert Pascal, mais aussi avec Klaus Huber, 1er Prix à Boswil puis Besançon, travail prolongé sur l’œuvre du philosophe d’art G.Didi-Huberman – a longuement médité sur la poésie, en particulier allemande – et celle de Celan, telle qu’elle est aussi « illustrée » par la composition de Heinz Holliger ou de Klaus Huber. Mais, fasciné par cette expérience poétique , il « s’en tient à l’instrumental, sans faire appel à la voix pour explorer les couches même d’une inspiration tellurique » dont les connaissances et la curiosité géologiques de Celan attestent la profondeur. Ainsi le poème Harnischstriemen (de 1963), pris comme lieu de création musicale, et dont le titre peut être traduit : « stries de miroir de faille », superpose-t-il à l’horizontale et entrecroise-t-il à la verticale ou en transversale des significations complexes : « Aux deux pôles De la rose de clivage, lisible : Ta parole proscrite, Vraie de nord , Claire de sud….Par les rapides de la Mélancolie Défilant sous la luisance Du miroir de pluies : Là sont flottés les quatre cents Arbres de vie écorcés… ». Le compositeur, se livrant à une étude très serrée des « harmoniques » en poésie, de la signification cachée ou plus visible des structures et des couleurs, « joue » aussi à transposer musicalement des signaux symboliques – le chiffrage 7, la lettre initiale H – en écho d’écritures savantes des systèmes médiévaux, baroques ou modernes, à entrelacer des souvenirs personnels ( Mozart et son 23e Concerto, Salzbourg, des œuvres de Klaus Huber rejoignant elles-mêmes la pensée du poète russe Mandelstam, broyé par le stalinisme)….Et bien sûr, le rôle primordial d’une Terre-Mère – « lisible » dans la géologie du poème -, elle qui fait surgir les formes et les matières, opère parfois un « pliage » des couches (en écho de surface picturale récente, le travail de Simon Hantaï qui impressionne beaucoup le compositeur), contient les pigments appelés à « colorer » l’œuvre)… Et en qui, par la mort, on descendra, pour finir.
Sortilèges du piano tsigane
Ce qui rassemble aussi nos deux compositeurs, c’est le recours à un instrument « de la terre roumaine et de l’Europe centrale ou orientale », ce cymbalum qu’on appelle parfois « le piano tsigane », symbole de l’errance et d’autres horizons sonores. F.Yeznikian, s’il cherche à rejoindre une partie de sa propre culture, y retrouve sinon une « arménité militante », du moins « une sorte d’oreille microtonale », où les intervalles obtenus avec le cymbalum, leurs glissements hors d’un tempérament trop fixé, témoignent aussi d’une liberté conquise dans le cadre des exils. Luca Antignani est pour sa part extrêmement lié au cymbalum – qu’il inclut avec ferveur dans son enseignement d’orchestration, entre autres au CNSM lyonnais -, et à leur interprète commun, le « cymbaliste » italien Luigi Gaggero. Cet instrumentiste est universellement reconnu comme soliste – concertiste aussi sous la direction de C.Abbado, P.Boulez, P.Eötvös, R.Muti, P.Jordan…-, et se consacre à la jeune composition (entre autres,L. Antignani, F.Yeznikian, donc, qui lui ont dédié leurs partitions pour son instrument) ; il est d’ailleurs, au Conservatoire de Strasbourg, le professeur de l’unique classe de cymbalum en Europe Occidentale. On mettra en relation ces sons nouveaux, d’une neuve écriture, avec ceux qu’un autre concert venu de l’Est – lui aussi accueilli par le CNSM -dans le cadre de la « dizaine franco-russe-et-sibérienne », propose avec le New Studio Ensemble de Moscou(Igor Dronov) : autour d’Edison Denisov, 4 compositeurs russes ici moins connus, Olga Bochikina,Vladimir Tarnopolski, Youri Kasparov et Igor Kefalidis. Décidément et tous renseignements pris, le soleil se (re)lève bien à l’est de notre finistère hexagonal, prière de ne pas en manquer les Lumières !
Transylvania. « Au-delà des frontières ». Lyon, CNSMD. Concerts et rencontres. Du 10 novembre au 16 décembre 2010. Mercredi 10 novembre, « Dracula » :19h,21h,23h. Mercredi 17, Atelier XX-21 :20h30. Jeudi 18, Studio New Ensemble, 20h30. Vendredi 19, Mladi, 18h, 20h30. Samedi 20, Enesco, Mozarteum ,15h. Mardi 23,Classes de chant, 20h30. Mercredi 24, piano et orgue,20h30. Jeudi 25, 18h(conference J.Bouët), concert groupe Iza,20h30. Lundi 29, classes de piano, 18h, 20h30. Mercredi 15 et jeudi 16 décembre ,Orchestre CNSMD, 20h30. Information et réservation : T. 04 72 19 26 61; www.cnsmd-lyon.fr .