En ces temps de fêtes, la Troupe de la Comédie Française déménage au Théâtre des Champs-Elysées pour quinze représentations du Malade imaginaire de Molière. Dans cette production datant de 2001, devenue « classique » dans la mise en scène de Claude Startz, la distribution reste la même que celle de la reprise de 2022 dans le cadre de l’année Molière, sauf quelques exceptions. Mais il y a une particularité qui intéresse le plus les mélomanes : la musique de Marc-Olivier Dupin remplace ici celle composée par Marc-Antoine Charpentier.
Le texte de Molière, énoncé pour la première fois devant le public en 1673, vit toujours sa jeunesse dans la mythique salle de l’Avenue Montaigne qui a vu le scandale du Sacre du Printemps dès l’année de son ouverture en 1913. Cet esprit critique tohu-bohu rime avec celui de Jean-Baptiste Poquelin dans la satire des médecins ; et l’esprit artistique du théâtre, à la pointe de la modernité de l’époque – son style Art Nouveau conçu par Auguste Perret, ses fresques de Maurice Denis et ses bas-reliefs d’Antoine Bourdelle – se retrouve dans les caractères modernes et indépendants des personnages féminins.
Mais pour ceux qui sont habitués à des représentations Salle Richelieu, une salle à l’italienne plus classique, la vision sur le cadre large de la scène du Théâtre des Champs-Elysées donne une légère sensation d’inconfort visuel, renforcée par les balcons disposés à plus de distance. Lorsque le rideau se lève (en réalité, ce sont des voilages qui s’ouvrent en glissant), le monologue initial d’Argan, seul dans sa chambre en comptant des pièces de monnaies, donne une autre sensation d’inconfort : la voix se perd dans le vaste espace. C’est là qu’on se rend compte que le Théâtre des Champs-Elysées est clairement une salle conçue pour la musique, et non pour le théâtre. Et il a fallut un peu de temps avant que nos oreilles ne s’adaptent à la résonance des voix dans cet espace… et que le cerveau la corrige !
Dans la mise en scène de Claude Stratz, Guillaume Gallienne est un magistral Argan, totalement angoissé par la mort. Et l’ombre de celle-ci est visible tout au long de la pièce à travers des personnages masculins.. Monsieur Diaforius (Christian Hecq) et son fils Thomas (Clément Bresson), ainsi que Monsieur Purgon (Hecq en double rôle) et Béralde (Alain Langlet) ont tous une tête de la mort, d’un teint blafard (fabuleux maquillage de Kuno Schlegelmilch), malgré leur « vertu » censé redonner vie à Argan qui, en réalité, est en parfaite santé. La dramaturgie insiste ainsi sur le caractère ironique, conférant aux hommes un côté obscur alors que la vie regorge dans l’énergie flamboyante d’Angélique (Elissa Alloula) et surtout de Toinette (Julie Sicard), et la motivation mesquine de Béline (Coraly Zahonero). La scénographie va de pair avec les costumes (Ezio Tuttolutti), tous les deux classiques mais avec des éléments modernes (le fauteuil médical d’Argan, des chaises faites uniquement de cadre métallique, chaussures d’hommes, costume de Monsieur Bonnefoy), qui nous lancent ainsi un clin d’œil pour nous rappeler que ce n’est pas tout à fait une histoire du passé. Les lumières subtiles (Jean-Philippe Roy) participent à cette farce vraisemblable, mais la configuration scénique ne permet pas d’éclairer toujours efficacement les personnages lorsqu’ils sont sur le devant de la scène (mais peut-être est-ce volontaire ?…).
La musique de Marc-Olivier Dupin est largement basée sur les styles de l’époque, chansons populaires à l’italienne, air d’opéra, fugue… mais sur des rythmes davantage de nos jours, qui semblent parfois empruntés à la musique pop. Trois chanteurs (Elodie Fonnard, soprano, Jérôme Billy, ténor, et Jean-Jacques L’Anthoën, baryton-basse) et deux musiciens (Jorris Sauquet, clavecin et Marion Martineau, viole de gambe), habillés en Polichinelle, assurent les deux intermèdes musicaux, la scène de leçon de chant et la scène finale de l’intronisation simulée à l’Ordre des médecins d’Argan. Dans la leçon de chant, le « dérapage » de Cléante (Christophe Montenez joue merveilleusement un jeune homme craintif) dans les paroles de l’opéra est anticipé par la musique commencée dans le style baroque mais qui vire immédiatement vers quelque chose de plus moderne et libre. Pour l’apothéose, le compositeur choisit d’offrir une fugue en chœur, entonnée par tous les faux médecins, avec une chorégraphie synchronisée. Dans cette scène finale, la partition nous a paru bien sérieuse pour une moquerie grandiose où la représentation du ridicule atteint son paroxysme. C’est certainement aussi à cause de la couleur sombre des habits des membres du prétendu ordre, qui ne permet pas de s’évader totalement…
_____________________________________________________
CRITIQUE, Théâtre (musical). PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, le 21 décembre 2023. MOLIÈRE : Le Malade imaginaire. Troupe de la Comédie-Française / Marc-Olivier Dupin (musique). Photos (c) Christophe Renaud Delage.