Pour le rôle-titre d’Elias, de Felix Mendelssohn, le Festival de Pâques de Salzbourg a dû faire face à des remplacements en cascade. Annoncé initialement (ainsi que dans la Khovanchtchina de Moussorgski, donnée parallèlement), Andrè Schuen a dû renoncer dès le mois de janvier à toutes ses apparitions à Salzbourg. Pour le prophète biblique, le festival a alors trouvé un substitut de luxe en la personne de Christian Gerhaher, un habitué du rôle, qui l’a enregistré il y a plus de vingt ans avec Herbert Blomstedt et l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig (Sony). Las, le jour-même du concert, Christian Gerhaher, annoncé souffrant, est remplacé in extremis par Michael Nagy, très bon connaisseur du rôle lui aussi, l’ayant gravé en 2016 sous la direction de Thomas Hengelbrock avec le Balthasar-Neumann-Ensemble (DHM).
L’enjeu de ces remplacements en série était de taille, tant pèse lourd le rôle du prophète dans l’oratorio de Mendelssohn. Les premières mesures de l’œuvre ont dissipé toute inquiétude : pendant que les cuivres et les bois menaçaient, dans une tension harmonique oppressante, Michael Nagy lançait ses imprécations d’une voix de bronze, déjà chauffée à blanc, campant fermement d’emblée l’opposition dramatique du prophète et du peuple d’Israël. Ce récitatif accompagné initial, dont l’effet impressionne toujours, donnait le ton pour le reste du concert : Michael Nagy est un Élie habité, d’une voix proprement oraculaire. Tournant rageusement les pages d’une partition qu’il consulte à peine, le baryton a pleinement réussi à rendre l’exaltation fervente du prophète et son éloquence sauvage, d’une manière peut-être encore plus aboutie que dans son enregistrement de studio. Seule légère ombre au tableau, la véhémence de l’interprétation fragilisait en de rares moments l’intonation, dessinant un peu moins nettement la sublime ligne élégiaque des prières des deux parties (« Herr Gott Abrahams » et « Es ist genug »). Mais pour le reste, il était difficile de trouver un Elias plus convaincant.
Celui-ci était par ailleurs excellemment entouré. Dans les rôles de soprano, Emily Pogorelc joue elle aussi la carte de l’engagement. Soprano de chair, pleinement incarnée, la voix n’a rien d’une voix d’église et fait vibrer les plaintes de la Veuve, autant qu’elle étreint l’assemblée dans son appel désespéré de la deuxième partie (« Höre, Israël »). De son côté, Wiebke Lehmkuhl teint de son mezzo chaleureux l’arioso « Weh ihnen, dass sie von mir weichen », dont la reprise sur le fil était superbe, quoiqu’elle ait presque fait oublier la menace que contiennent les paroles. Voix de miel, mais peut-être moins à l’aise avec le texte que ses confrères, Pene Pati a tenté un chant à fleur d’émotion, parfois plus fragile qu’attendu ; il révèle néanmoins toute la mesure de son talent lorsqu’après les dernières notes d’« Es ist genug », il lance un inoubliable « Siehe, er schläft unter dem Wacholder », d’une voix céleste : du grand art !
Aux quatre solistes s’ajoutait le très jeune Felix Hofbauer, phénoménal chanteur issu du Tölzer Knabenchor, incarnant l’enfant dépêché par Élie pour révéler le miracle de la pluie. La sidérante assurance du jeune chantre, d’une voix dardée comme une flèche de l’au-delà, a magnifié le dialogue avec le prophète qui termine la première partie, juste avant le chœur d’actions de grâce. Mais aucun Elias ne tient sans un chœur d’exception : celui de la Radio bavaroise, qui avait fait le bref voyage depuis Munich, a tenu toutes les promesses par sa renversante virtuosité, capable de toutes les nuances tout en faisant entendre chaque mot. On ne sait qu’admirer entre les lamentations initiales (« Hilf, Herr ! »), les cris adressés à l’idole impuissante (« Gib uns Antwort ! »), les saisissantes scènes narratives (« Der Herr ging vorüber ») ou la ferveur hymnique (« Dank sei dir, Gott »). Si Elias est bien souvent le pain quotidien des chorales germaniques, le Chœur de la Radio bavaroise, d’une mobilité saisissante, maîtrise l’œuvre dans ses moindres inflexions.
La réussite est aussi redevable à la direction enthousiaste de Maxim Emelyanychev, qui dirige le chœur et l’orchestre comme le prophète commande aux éléments. Le Mahler Chamber Orchestra fait montre de sa virtuosité habituelle et d’une réactivité remarquable. Toujours avide d’expérimentations, le chef semble avoir amené une partie des musiciens à jouer sur des instruments d’époque : si les cuivres y gagnaient en rondeur, l’équilibre sonore se faisait au détriment des bois, qui avaient tendance à disparaître dans le vaste vaisseau du Festspielhaus. L’orchestre n’en a pas moins démontré des qualités singulières, sans doute stimulées par l’imagination du chef : cordes infiniment liquides dans « Wohl dem, der den Herrn fürchtet » ou accablées dans l’introduction déchirante d’« Es ist genug », dramatisme ardent dans l’ouverture comme dans un « Der Herr ging vorüber » qui faisait penser à un violent clair-obscur à la Rembrandt… À l’issue du concert, sous les applaudissements nourris de la salle, Maxim Emelyanychev s’est vu remettre le prix Herbert-von-Karajan, juste récompense pour une interprétation vibrante, qui rejaillit sur l’ensemble des musiciens unis dans cet Elias d’anthologie.
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CRITIQUE, oratorio. SALZBOURG, Großes Festspielhaus, le 18 avril 2025. MENDELSSOHN : Elias. Michael Nagy, Emily Pogorelc, Wiebke Lehmkuhl, Pene Pati, Felix Hofbauer. Chor des Bayerischen Rundfunks, Mahler Chamber Orchestra, Maxim Emelyanychev. Crédit photographique © Erika Mayer.