Curieux mélange de comique, de sérieux et de tragique, sans véritable logique interne, Serse occupe une place très particulière dans l’abondante production lyrique de Haendel. Avec cet opéra, créé à Londres en 1738, par des interprètes de l’envergure du castrat Caffarelli et de la soprano Elisabeth Duparc (la fameuse « Francesina »), le compositeur allemand cherchait à damer le pion à Gay et Pepusch, dont le Beggar’s opera faisait fureur dans la capitale. Rarement représenté à la scène, c’est tout à l’honneur de l’Opéra de Rouen Normandie (et à son fringant directeur Loïc Lachenal), de le mettre à son affiche (après deux tentatives avortées, dues à la pandémie, tandis qu’il avait pu voir le jour à l’Opéra de Nuremberg en 2018, maison coproductrice du spectacle). Il est vrai que l’ouvrage peut poser problème au vu de son mélange des genres, et de la minceur de son marivaudage – éclaté en une cinquantaine de numéros généralement brefs, sur une durée d’environ trois heures (ramenée ici à 2h40, notamment par la suppression des chœurs).
SERSE, roi du skate
Confiée aux iconoclastes Clarac et Deloeuil > Le Lab, la production fait passer un vent de fraîcheur et de jeunesse sur cette œuvre du XVIIIe (reposant sur un livret du XVIIe ayant servi à Francesco Cavalli), narrant les tourments amoureux d’un roi de la Perse antique (Xerxes). Le duo transpose l’action de nos jours, dans l’univers de Skateboarding dont Xerses et son frère Arsamene sont des as (et des rivaux) ; il signe une scénographie qui se résume à un « Skatepark » éclairé par des lampadaires typiques de nos univers urbains, fréquenté par nos deux frères rivaux en amour (et en skateboard), ainsi que les autres protagonistes et leurs amis « freestylers », dont certains brillent sur leurs vélos ou leurs trottinettes tout au long de la soirée, au grand plaisir d’un public visiblement conquis par tant de numéros aussi spectaculaires les uns que les autres, qui nous ont également particulièrement impressionnés. Car force est d’avouer que la transposition fonctionne, et que les joutes amoureuses (et un peu futiles) des personnages trouvent un écho à ces rivalités sportives des jeunes d’aujourd’hui. Des images vidéos (conçues par Julien Roques, Benjamin Juhel et Timothée Buisson), sous l’aspect de micros-trottoirs, sont projetées et donnent la voix à de jeunes rouennais adeptes de ces sports, en invoquant la « drague » qui peut parfois s’immiscer dans leur sport qui vise souvent à en mettre plein la vue.
Autre défi, tout aussi brillamment relevé, une phalange maison peu rompue à ce répertoire, mais secondée cependant par quelques instrumentistes « baroqueux » (clavecin, théorbe, et basson baroque), tandis que les cordes sont bien en boyaux, et la trompette, « naturelle ». La direction tout feu tout flamme du chef britannique David Bates fait le reste, imposant de bout en bout un enthousiasme communicatif, et un parfait dosage des effets dramatiques.
Côté solistes vocaux, le contre-ténor britannique Jake Arditti brille dans le rôle-titre, auquel il prête une impressionnante carrure, en caïd de banlieue tel qu’il apparaît ici, en plus de ses talents de chanteur. Avec son timbre capiteux, la puissance des moyens et une technique éprouvée, il rend justice à son personnage, plus encore qu’au très attendu et célébrissime « Ombra mai fu », à l’aria di bravura « Se bramate d’amar » et au non moins brillant « Crude furie ». Le contre-ténor polonais Jakub Jozef Orlinski, connu pour ses talents de breakdancer autant que comme chanteur, n’a pas de mal à endosser le rôle d’un Arsamene (rôle écrit à l’origine pour une chanteuse, non un castrat), as du skateboard. Vocalement, il a loisir de s’épanouir avec la longue plainte « Quella che tutta fè », d’une ligne parfaite et très émouvante, et un non moins splendide « Amor, tiranno amor ». Son timbre chaleureux et son sens de l’élégie révèlent moult moments merveilleux pour nos oreilles.
La soprano norvégienne Mari Eriksmoen est la plus gracieuse des Romilda, parvenant à une réelle émotion dans son air « E gelosia », de même que la puissante Amastre de la mezzo italienne Cecilia Molinari dont le grand da capo « Sapra delle mie offese » est l’un des moments forts de la soirée. Et la soprano belge Sophie Junker campe une exquise et espiègle Atalanta, avec des aigus et notes piquées d’une authentique colorature. Enfin, du côté des voix graves masculines, le baryton italien Luigi De Donato est parfaitement à sa place en Ariodate, le père de Romilda à l’esprit un peu lent ; Riccardo Novaro obtenant de bons effets comiques dans le rôle du serviteur Elviro, avec notamment un truculent « Ah ! Chi voler fiora ».
Par bonheur, une armada de caméras était disséminée dans toute la salle, laissant espérer une future diffusion télévisuelle ou / et vidéographique !
____________________________________
CRITIQUE, opéra. ROUEN, Théâtre des Arts, le 14 mars 2023. G. F. HAENDEL : Serse. J. Arditti, J. J. Orlinski, C. Molinari… D. Bates / Clarac & Deloeuil > Le Lab. Photos © Marion Kerno
VIDÉO : Extrait « Serse » de Haendel à l’Opéra de Rouen Normandie