CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, 5 février 2024. MOZART : Don Giovanni. C. Van Horn, S. Zámečníková, F. Lombardi, P. Kellner… Choeur et Orchestre de la Wiener Staatsoper / Philippe Jordan (direction).
La société est toujours un concept qui semble être d’une simplicité enfantine. En tant qu’animaux grégaires, nous avons organisé notre vie communautaire avec un semblant codifié. Dans toutes les relations humaines il y a des barrières, souvent des murets de buis ou des murs de mortier infranchissables, et il suffit d’une petite fêlure pour que s’immisce le parfum irrésistible de la sensualité. Malgré les codes, dans notre XXIème siècle aux certitudes fantasmatiques de l’hyper-connexion, on se sait seuls dans un océan de narcissismes et d’individualités. Les selfies au sourire impeccable ne cachent-ils pas le rictus grimaçant du pervers ou la plainte involontaire de la victime d’abus ?
Et si Don Giovanni n’était pas un trésor du passé mais un témoignage du présent ? On se plaît à croire qu’il a toujours existé, ce séducteur invétéré à la damnation programmée. Jadis le séducteur était un Ovide parce que livré aux exploits sensuels. Or, Dom Juan revêt une toute autre nature. À la lumière de la société éclairée du XVIIIème siècle, cet être incarné et vorace est le contresens de « l’homme nouveau » de ces Lumières hiératiques qui semblent aussi immuables que des statues marmoréennes. Oublie-t-on alors que Franklin, Voltaire et même le très vertueux Rousseau étaient loin de se restreindre, et se livraient aux plaisirs tout autant que ceux qu’ils ont condamné ? Dans le texte de Lorenzo Da Ponte, finalement le sinistre Giovanni est bien plus un être primitif livré au vice qu’un calculateur au sens aigu de la perversion. Malgré la fausse simplicité de son intrigue, le livret de Da Ponte n’est qu’un catalogue des apparences trompeuses. Chaque personnage est masqué et l’envers du décor est loin d’être aussi positif à la fin de l’opéra. Don Giovanni est au centre d’un réseau de société à la brutalité barbare. Si l’on démasque les « vertueux », le paysage moral est tout autre. Donna Anna est une fausse prude qui joue avec Don Ottavio, dindon de la farce jusqu’aux derniers couplets du finale. Donna Elvira devient la figure même de l’harcèlement et de la rage vénéneuse. Zerlina est une allumeuse qui joue la fausse naïve, bien loin de la « giovin principiante » dont le benêt Masetto n’est qu’un pantin sans volonté. Leporello singe assez maladroitement un maître qui le fascine et dont l’emprise sur lui est totale. L’on pourrait nous reprocher d’estimer l’argument de Don Giovanni par le gros bout de la lorgnette, loin de nous cette conception mais le protagoniste ne fait qu’être au centre d’un tissu social dont l’apparence est une garantie de probité.
Doit-on réduire le dévoyé au silence mortel des damnés ou doit-on le disculper? Ni l’un ni l’autre, il est nécessaire de se pencher sur le miroir tendu par Lorenzo Da Ponte, admirer notre propre reflet dans toutes ses nuances et arranger notre maquillage et la mèche rebelle de nos cheveux. Chef d’œuvre de la collaboration de W. A. Mozart et de Da Ponte, Don Giovanni nous ramène sans cesse à nos propres travers. Chaque personnage a l’épaisseur et la complexité qui constituent notre vraie nature.
Retrouver Don Giovanni de Mozart au Théâtre des Champs-Elysées répond à une tradition qui dure depuis un siècle. Pendant les Jeux Olympiques de Paris en 1924, dans le cadre de la programmation culturelle qui accompagnait les J.O., les Forces de l’Opéra de Vienne ont interprété Don Giovanni de Mozart sur la magnifique scène de la salle de Gabriel Astruc. C’est justement pour célébrer cet événement que Michel Franck a décidé de convier l’ensemble des membres de l’Opéra de Vienne pour un Don Giovanni en version de concert à l’orée de la future Olympiade de Paris. Et c’est un régal extraordinaire d’entendre l’ensemble de ces interprètes dans une telle partition, dont le manuscrit est jalousement gardé dans la Bibliothèque nationale de France. On y entend l’amour et le respect que les musiciennes et musiciens ressentent pour le prodigieux compositeur autrichien.
La distribution a été assez équilibrée malgré quelques petits accrocs. La version concert est agrémentée avec des entrées, sorties coordonnées et un véritable talent théâtral qui a ajouté à cette représentation une énergie très spéciale. Christian Van Horn nous avait déjà impressionné avec ses moyens vocaux dans les Contes d’Hoffmann. Dans le rôle titre nous trouvons toutefois la voix un peu moins vaillante et nous aurions souhaité plus de sensualité. La Donna Anna de Slávka Zámečníková est juste extraordinaire. Son timbre brillant et d’une justesse cristalline nous font redécouvrir une myriade de nuances dans chaque intervention de ce personnage souvent très austère. Elle incarne Anna à la perfection et nous remarquons une musicalité débordante. Nous espérons vivement qu’elle revienne vite à Paris et surtout pour un récital afin de l’entendre encore dans tout le spectre de sa tessiture.
Parfois qualifié de personnage falot et fade, Don Ottavio a enfin trouvé un interprète qui sait lui donner toute sa noblesse et son énergie. En effet Bogdan Volkov est un ténor comme on les rêve. Timbre d’une grande richesse, voix parfaitement bien structurée aux nuances précises et à l’amplitude impressionnante. Ses deux airs sont un régal qui ne s’oubliera pas de sitôt. Donna Elvira échoit à Federica Lombardi. On aime la rondeur de ses graves mais nous sommes moins convaincus par des aigus assez limités et parfois un manque de couleurs qui manquent cruellement à l’amante bafouée. Cependant nous apprécions un réel sens du théâtre, un engagement total dans son rôle. Nous demandons à la réentendre dans des futurs projets, pourquoi pas dans un Rossini.
Une très belle surprise fut le Leporello inénarrable et fabuleux de Peter Kellner. Oh la la quelle voix! D’une richesse ahurissante, des phrasés vifs et une magnifique présence, nous avons redécouvert et apprécié ce personnage avec son incarnation. Nous encourageons nos lecteurs à le suivre, vous ne serez jamais déçus, Peter Kellner est un chanteur exceptionnel. La Zerlina de Alma Neuhaus a tous les attributs vocaux du personnage. Elle a vaincu sans aucun problème les nombreuses difficultés du rôle et nous a montré une belle étendue vocale.
Masetto est interprété par Martin Häßler qui n’a pas été très convainquant vocalement. Il a été souvent couvert par l’orchestre ce qui est dommage parce qu’on devine un réel talent. Nous saluons son interprétation théâtrale qui était tout à fait pertinente et nous avons hâte de le réentendre tellement son dynamisme scénique est enthousiasmant. Arrive alors le terrible convive de pierre incarné par Antonio Di Matteo. Avec des moyens formidables pour un tel rôle monumental, Di Matteo montre son aisance dans l’étendue de la tessiture du Commandeur. En revanche, nous aurions souhaité peut-être quelques nuances et moins de volume notamment dans la scène du dîner spectral.
Les Choeurs et l’Orchestre de l’Opéra de Vienne sont formidables dans cette musique, on y retrouve à la fois la grandiloquence et la douceur, le pathos et la comédie. Outre quelques soucis de justesse dans les premières mesures de l’Ouverture et un léger manque de contrastes dans les vents, nous savourons ce Mozart avec la gourmandise des néophytes et la passion des connaisseurs. Philippe Jordan, en maestro al cembalo pour les récits, déroule la partition avec la maîtrise et l’ingéniosité qui la rendent iconique.
Alors que l’audace du dissolu l’envoie directement dans la gueule d’Asmodée, la réjouissance des « gens de bien » n’est-elle pas aussi répréhensible que le vice poussé à l’extrême ? Dans une époque où le moindre soupçon fait se dresser les potences, sommes-nous prêts à accepter que notre humanité n’est pas simplement une statue de pierre froide mais aussi le feu ardent qui la dévore de l’intérieur ?
CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, 5 février 2024. MOZART: Don Giovanni. C. Van Horn, S. Zámečníková, F. Lombardi, P. Kellner… Choeurs et Orchestre de la Wiener Staatsoper / Philippe Jordan (direction).
VIDEO : Christian Van Horn & Krzysztof Bączyk en duo dans « Don Giovanni » de Mozart