On l’aperçoit au loin, au fond de l’Avenue de l’Opéra, la façade du parangon du rêve du préfet Haussmann… et puis l’on entre sous le regard des Haendel, Gluck, Lully et Rameau; et l’on monte cet escalier iconique de bronze et de marbre à foison; et d’un coup on se trouve drapé de dorures et de soie écarlate sous les nuées multicolores de Marc Chagall. Le Palais Garnier est une mise en abyme en soi, une illusion dès son apparition furtive dans la ville, comme un mirage au cœur de la procession incessante des phares automobiles. Une salle de spectacle, quelle qu’elle soit, n’est pas simplement le cadre des rêves en tableaux vivants, mais c’est aussi une tribune. Dès lors qu’un théâtre ou un opéra occupe l’espace public, il participe au tissu social. Rien n’est innocent dans l’art et encore moins dans un art vivant et public. Offenbach et ses librettistes étaient conscients de la nature éminemment politique de toute expression de leur talent réuni.
La somptueuse bonbonnière de Charles Garnier ouvre ses sortilèges avec Les Brigands de Jacques Offenbach. Composée sur un livret du duo génial de Meilhac et Halévy, cette satire politico-économique nous plonge malgré nous dans une intrigue qui semble prendre sa source dans l’actualité politique d’une France à la dérive depuis le mois de juin. Espace public s’il en est, le doux velours cramoisi des sièges de l’orchestre n’a pas amorti des commentaires acerbes de quelques spectatrices et spectateurs à l’entracte. Truffée de propos homophobes et parsemée d’intolérance, cette litanie au nouveau ministre de l’Intérieur nous a laissé pantois. Désormais les plateformes audiovisuelles ont envoyé leurs ambassades au cœur de ce qui demeure le refuge de la liberté de création. Certains propos nous ont tellement choqués que le cœur a chaviré et s’est brisé sans bruit sur l’épaisse moquette.
Et pourtant, le pari audacieux d’Alexander Neef de confier la mise en scène de cet opéra comique à Barrie Kosky fonctionne si bien et sort cette partition du placard du ringard. Le metteur en scène australien réussit si bien qu’il apporte une vision sans concessions digne du livret et de la partition. A l’égal de Thomas Jolly pour la fabuleuse cérémonie d’Ouverture des Jeux de Paris 2024, Barrie Kosky a décidé de montrer la diversité avec naturel et sans ambages. En abattant les murs que tant d’adorateurs de « l’ordre » ont dressés, le brillant metteur en scène et son équipe ont galvanisé la distribution et proposent une vision universelle et cosmopolite de notre propre reflet. Outre la beauté manifeste et désopilante de tous les tableaux, la nouvelle dramaturgie et les dialogues signés par Antonio Cuenca Ruiz apportent une fraîcheur vivifiante à ces Brigands.
La mise en scène de Barrie Kosky est conçue comme une fable qui nous confronte à notre côté « brigand ». Nous sommes toutes et tous des parias et des effrontés. Avec beaucoup de subtilité, malgré les apparences, ce spectacle rend un hommage appuyé à l’idiosyncrasie française, surtout à cette insolence proverbiale qui existe depuis l’épisode du vase de Soissons et se poursuit jusqu’à Bertrand Blier. On tend à l’oublier, assourdis par les aras médiatiques, la France n’est ni de droite ni de gauche, elle n’est pas simplement Marianne ou Jeanne d’Arc, elle est révolutionnaire dans toutes le fibres de sa quintessence. Les Brigands version Barrie Kosky sont une révolution et c’est sans doute pour cette raison qu’elle a suscité tellement de remous. Un miroir tendu est toujours une surprise, surtout quand on s’y rapproche.
Ici Falsacappa est une drag-queen qui apparaît dès l’ouverture dans le look enflammé de Divine / Babs Johnson dans le mythique Pink Flamingos de John Waters, maquillage et revolver à l’appui. Suivent des moments de haute voltige chorégraphique (Otto Pichler) et des costumes étincelants de Victoria Behr affublant la troupe de brigands de fripes 70’s à foison. L’arrivée des espagnols est iconique avec force Mater dolorosa et Christ en majesté. Sortis directement de la cour de Philippe IV et des tableaux de Velazquez, leur espagnol s’assimile davantage aux plus grands succès des radios de Marbella des années 2000. La cour de Mantoue fait référence directement au Neorealismo avec un clin d’œil à une scène légendaire du Roma de Fellini et son défilé de mode ecclésiastique. Chaque détail de cette mise en scène est pensé et fait appel à une large partie de la culture occidentale et ses avatars pop. Barrie Kosky a fait rentrer le Camp sur la scène de l’Académie nationale de Musique dont les dorures ne sont pas sans rappeler l’excès cher aux notes de Susan Sontag. N’en déplaise aux plus hiératiques amateurs d’opéra, l’art lyrique est le plus Camp de tous les arts. L’opéra est l’art du « more is less » et c’est ce qui le rend terriblement humain et fascinant.
Pour réussir un tel pari, l’Opéra de Paris a réuni une distribution fantastique. D’abord le Falsacappa de Marcel Beekman est extraordinaire ; c’est plus qu’un interprète, c’est un « perfomance artist ». A l’égal des drag-queens, il devient un personnage à part entière et nous emmène avec lui tout le long de son incarnation du brigand en chef qui s’inquiète de sa fille aux ambitions dangereusement bourgeoises. Marcel Beekman est le digne héritier de l’artiste total que fut Michel Sénéchal. Nous espérons l’entendre un jour en Ménélas dans la Belle Hélène ou d’autres rôles qui vont continuer à nous faire découvrir les différentes facettes de cet excellent artiste.
Et sa fille, l’intrépide Fiorella est idéalement incarnée par Marie Perbost. Avec une voix riche et d’une grande agilité, la soprano sait parfaitement naviguer dans le style offenbachien. En outre, elle nous montre toute sa palette histrionique à l’image d’une Giulietta Massina, elle peut être touchante et drôle, une leçon d’interprétation formidable. Vite qu’on la distribue dans un Donizetti! En passant de banquier à bandit, le passage n’est pas très difficile pour la formidable Antoinette Dennefeld. Nous l’avions entendue dans la recréation du Roi Carotte du même Offenbach à l’Opéra de Lyon, ici dans le rôle acrobatique de Fragoletto. Nous avons adoré son interprétation, à la fois touchante dans « Quand tu me fis l’insigne honneur » , puis débordante d’énergie sans faillir à la précision dans « Falsacappa voici ma prise » . Le duo du notaire avec Marie Perbost réinvente ce tube et le promet à un avenir éternel. Mathias Vidal montre que le style d’Offenbach n’a aucun secret pour lui dans le rôle du Prince de Mantoue. Il est à la fois maître du jeu sans tomber dans la caricature et musicalement il sait apporter aux dynamiques redoutables de la partition, une personnalité digne de plus grands interprètes. On espère le retrouver bientôt dans un Nemorino ou un Paolino du Matrimonio Segreto.
Un autre ténor incroyable est Philippe Talbot dans le rôle à poncif du Comte de Gloria-Cassis. Affublé de force fraise et perruque rousse du « Rey Planeta » , il débite l’air espagnol avec une très belle ligne vocale et des sauts dignes du cante jondo. Nous apprécions aussi un jeu à faire mourir de rire les spectateurs les plus ronchons. C’est un vrai plaisir d’entendre Yann Beuron dans le rôle du Baron de Campotasso. Nous avons toujours aimé la justesse vocale et histrionique dans ce répertoire. De même d’entendre et voir Laurent Naouri en Chef de Carabiniers. Leur duo de l’ambassade est iconique! Un autre duo de légende sont les déesses felliniennes Doris Lamprecht et Hélène Schneiderman qui chouchoutent le Prince de Mantoue.
Nous avons aussi remarqué la voix puissante et veloutée d’Adriana Bignagni Lesca dans le rôle « méninesque » de la Princesse de Grenade. Par ailleurs nous serions injustes de ne pas mentionner les artistes des Choeurs de l’Opéra national de Paris dont la diction, la justesse et la beauté dans les ensembles ont déroulé la partition avec soin. Saluons le travail remarquable de la cheffe des choeurs Cheng-Lien Wu.
Dans le rôle initial du caissier, la comédienne Sandrine Sarroche est une certaine ministre du budget de la principauté de Mantoue. Avec force veste Chanel pied-de-poule et brushing façon Oudéa-Castéra, Mme la ministre nous débite un soliloque d’actualité ciselé à l’arme blanche. Brillant monologue dont elle est l’autrice qui a choqué les uns et fait s’esclaffer les autres. Rompue au stand-up, Sandrine Sarroche réussit avec panache la tyrolienne vertigineuse du Caissier et nous rappelle que le plus grand voleur sévit peut-être sous les ors des allées du pouvoir.
Les musiciennes et musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, conduits par un Stefano Montanari enthousiasmant, se saisissent des milliers de croches d’Offenbach avec respect pour le style et une grande clarté dans les timbres et les dynamiques. Les attaques sont justes et précises, les pupitres excellent et la tension ne retombe jamais.
Après la grande fête de l’amnistie de Falsacappa et sa bande, serons-nous capables d’accepter aussi la différence ? Cette question soulevée, déjà par Thomas Jolly en juillet, a eu une réponse problématique. Allons-nous enfin réaliser que la véritable beauté est dans le contraste ? Le poing fermé de l’ordre sans objet détruit plus qu’il ne protège. Gageons que le message de ces Brigands va durer au-delà de la saison 24/25 et démontre l’importance essentielle du spectacle vivant dans nos temps troublés. A l’heure où le conformisme cherche à brider tous les élans, n’est-ce pas sur scène que naissent les révolutions ?
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Palais Garnier, le 24 septembre 2024. OFFENBACH : Les Brigands. M. Beekman, M. Vidal, M. Perbost, L. Naouri, A. Dennefeld… Barrie Kosky / Stefano Montanari. Photos (c) Agathe Poupeney.