Même en 2024, Londres demeure une ville aux inégalités criantes. Qu’on y aille pour visiter les collections des musées gratuits ou pour une virée théâtrale, le contraste avec l’Europe continentale est désarmant. Paris peut être tout aussi terrible pour les rêveries, mais il n’en demeure pas moins que la cité de la Tamise dévore tous les espoirs dès leur enfantement. Au XVIIIème siècle, la palette de William Hogarth a révélé au monde toute la cruauté cynique de la société britannique. Trois siècles plus tard, Hogarth pourrait constater que le capitalisme à outrance n’a rien changé de ce qu’il dénonçait.
Au cœur du charmant et bouillonnant quartier de Holborn, à quelques pas des théâtres et de la National Gallery, on peut trouver un calme surréaliste dans le square de Lincoln Inn’s Fields. Premier site d’un court de tennis et aussi premier siège de l’opéra comique londonien, ce beau square bordé d’élégantes façades georgiennes abrite un trésor : le musée Sir John Soane. Ce petit musée privé, gratuit par tradition de la capitale anglaise, est sis dans la résidence d’un éminent architecte : Sir John Soane. Passionné d’art et d’histoire, il a amassé des collections remarquables dont le sublime sarcophage en albâtre de Séthi Ier, père du célèbre Ramsès II. Outre les antiques issus de fouilles prestigieuses et des moulages en plâtre, au fond de cet amas de merveilles, gît le cœur de cette collection : la galerie de peintures. Dans la petite pièce, des panneaux laissent apparaître des Füssli et des Canaletto formidables, mais aussi deux séries iconiques de William Hogarth : The Election, et surtout… The rake’s progress !
Cette série de tableaux a été conçue par William Hogarth entre 1732 et 1734, puis gravée à partir de 1735. Ces peintures sont une critique au vitriol de la société britannique et notamment de sa jeunesse dissolue. Racontant l’histoire de Tom, jeune homme paumé qui vient d’hériter une grosse somme et qui part à la ville. Dans le milieu urbain il cède à toutes les tentations, se livre à la débauche et les pires privautés. Tom fréquente les pires maisons de passe, succombe aux sollicitations des coryphées de sa vanité. La fin est vertigineuse passant de la prison (Fleet Street) à l’asile d’aliénés de Bedlam. L’histoire à la morale féroce d’un être veule et sans qualités. L’image contemporaine pourrait être celle d’un « influenceur » obsédé par le nombre de « likes » sur des publications vides de sens dans un « carpe diem » sans réel objet.
La promesse de mettre en scène le très bel opéra d’Igor Stravinsky par Olivier Py semble un gage d’audace pour une telle œuvre. L’univers de cet insigne metteur en scène aurait pu révéler les failles abyssales de notre monde à travers l’histoire de Tom Rakewell. Dans un univers en blanc, rouge et noir, cette production semble une parodie d’une mise-en-scène d’Olivier Py, ça devient lassant et insipide à la fin. Peut-être que c’était un sujet bien trop facile pour l’univers du génial directeur de scène pour le pousser au-delà de ses monomanies. Alors que les peintures de Hogarth ouvraient un champ de possibles dans leur construction grimaçante, Olivier Py oublie la morale et la fable pour se contenter de gloser sur l’argument avec une superficialité qui nous étonne et finit par ennuyer.
Côté distribution, Golda Schultz détient la première place. Elle est une Ann Truelove d’anthologie. Sa grande scène « No word from Tom » – et l’air qui s’ensuit – est bouleversante. Son jeu est émouvant malgré le peu de place que laisse la mise-en-scène. Face à elle, Ben Bliss n’a rien de Tom Rakewell, la voix n’a pas de projection, aucune couleur dans « Here I stand« , et mièvre dans l’air d’Adonis. Théâtralement il est empoté et maladroit. Iain Paterson a la voix du rôle de Nick Shadow, mais demeure assez en retrait malgré des beaux moments. Jamie Barton est formidable en Baba la Turque, drôle et « over the top« , avec un timbre riche et nuancé. La grande surprise est d’entendre, dans un rôle anecdotique, le magnifique Rupert Charlesworth qui a tout à fait la voix et le charisme pour être un Tom Rakewell inoubliable. Peut-être un jour pour une reprise, M. Charlesworth pourrait incarner Tom, pour notre plus grand bonheur.
En fosse et sur scène, les forces vives de l’Opéra national de Paris, choeur et orchestre, prennent à bras le corps cette musique qui leur donne une ample possibilité de briller. La direction musicale de Susanna Mälkki est très engagée dans le style, notamment dans la première partie. Les dynamiques sont justes, les phrasés précis et les nuances pertinentes. Hélas, dans la deuxième partie, tout semble de plus en plus fade et on se perd parfois dans les tempi. Gageons que la mise-en-scène n’a pas aidé Maestra Mälkki.
A la fin du compte, la morale n’est pas dans ce quatuor final qui nous renvoie notre propre décadence avec un sourire narquois. Cédons alors à la tentation de rêver, mais en restant dignes et en évitant de céder au démon de la facilité et de la vanité. Nous sommes toutes et tous des roué.e.s en puissance, selon les heures du jour… et les perspectives.
___________________________________________
CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Garnier, le 8 décembre 2024. STRAVINSKY : The Rake’s progress. B. Bliss, G. Schulz, I. Paterson, C. Bailey… Olivier Py / Susanna Mälkki
VIDEO : Trailer de « The Rake’s progress » de Stravinsky selon Olivier Py à l’Opéra national de Paris