Intrigue complexe, rayant avec le censurable et d’une force magnétique, Rigoletto de Giuseppe Verdi a construit sa renommée dans le monde musical depuis sa création. Que ce soit avec l’envol de la valse « La donna è mobile » ou le divin quatuor « Bella figlia dell’Amore« , cette partition est entrée dans la culture populaire. Le quatuor a été un des personnages principaux de l’émouvant film Quartet réalisé par Dustin Hoffmann avec Dame Maggie Smith et nulle autre que Dame Gwyneth Jones en rivale de scène dans une maison de retraite dans la belle campagne de la Merry England. Source de tubes incomparable, Rigoletto n’est pas moins une partition fascinante aux ressorts dramatiques cruels. Rigoletto est l’inverse de Don Giovanni puisque le scélérat finit par l’emporter. Le malheureux Rigoletto semble subir une punition injustifiée malgré les brimades attachées à son emploi courtisan. Rigoletto a subi la censure et demeure la fable d’un être contrefait, il est choquant d’y voir un personnage négatif et ne pas s’apitoyer sur l’acharnement (« bullying ») des courtisans et du destin.
Reprenant de cette production de Claus Guth, l’Opéra national de Paris nous propose cette partition sous un jour différent. Claus Guth nous ouvre un dispositif scénique dépouillé, une boîte de carton à l’image de la vacuité des intrigues courtisanes. Jouant sur les ressorts de la Commedia dell’arte avec subtilité (masques, mime), Claus Guth adapte le livret de Francesco Piave avec une maîtrise des émotions et de l’intrigue. Nous apprécions que les circonvolutions contemporaines soient dosées à bon escient et avec éloquence. Le quatuor accompagné par une chorégraphie digne des revues du Lido est un tableau d’une grande beauté tout comme l’évocation de la mort de Gilda, là où les masques s’écroulent dans un fracas de soie. La mise en scène de Claus Guth et de son équipe porte la marque de l’intelligence et nous sommes heureux de redécouvrir cette oeuvre dans sa vision.
La distribution est fantastique et équilibrée. Malgré une raideur dans son jeu qui demandait peut-être un peu de souplesse, le Rigoletto de Roman Burdenko est bouleversant. Musicalement il nous saisit de la complexité et des tourments de Rigoletto. Nous sommes émus de bout en bout par son interprétation. Contrastant avec lui, le Duca de Liparit Avetisyan déborde de sensualité et d’insolence. Vocalement nous ne demandons pas mieux, le phrasé est précis et contrasté, la ligne est puissante et magnifique. En bon anti-héros charismatique, il nous émerveille par une présence scénique splendide et dynamique. Face à lui la divine Gilda de Rosa Feola est idéale avec une incarnation toute en fragilité et innocence. La soprano italienne nous ravit avec des nuances finement dosées. Le Sparafucile de Goderdzi Janelidze semble parfois un peu en dehors de son rôle mais donne une belle interprétation tout comme la Maddalena d’Aude Extémo que nous adorons dans ce rôle. Marine Chagnon est fantastique dans le comprimari de Giovanna, tout comme l’excellent Florent Mbia en Marullo, que des talents plus que prometteurs.
Le maestro Domingo Hindoyan est divin dans ce répertoire. Déjà nous avions adoré le voir à Montpellier par le passé dans des chefs d’oeuvre de Mascagni (Iris) et Giordano (Siberia). Dans Verdi, il fait exploser le cadre en mille et une nuances d’un raffinement inégalé. Dynamique et précise, sa direction mène les extraordinaires musiciennes et musiciens de l’Orchestre et des Choeurs de l’Opéra national de Paris dans ce voyage aux limbes de l’être humain avec toute l’émotion et le style d’un grand verdien.
Rigoletto n’est pas simplement ce clown contrefait qui porte à rire ou à jaser, c’est le parangon de notre propre ridicule. Attaché.e.s que nous sommes à l’inanité des choses et portés par des destins funestes, nous avons toutes et tous la double nature de bourreau et victime. Suite à la vision de Claus Guth, il est certain que la quintessence de nos existences, notre monde, qu’on soit roi ou mendiant, ne tient même pas dans une boîte en carton. Rigoletto n’est pas un mélodrame, c’est un proverbe qui nous engage à l’humilité.
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 10 décembre 2024. VERDI : Rigoletto. R. Burdenko, L. Avestisyan, R. Feola, G. Janelidze, A. Extrémo… Claus Guth / Domingo Hindoyan. Toutes les photos © Benoîte Fanton
VIDEO : Trailer de la production de « Rigoletto » par Claus Guth à l’Opéra national de Paris