Les aventures de l’ingénieux hidalgo Alonso Quijana, alias Don Quijote de la Mancha, ont inspiré depuis leur publication à l’aube du XVIIème siècle une suite de parodies, gloses et autres oeuvres d’art qui ne cessent de nous émerveiller. De Avellaneda à Garouste et d’Antonio Caldara à Richard Strauss, le chevalier de la triste figure et son compagnon Sancho Pança ont été les héros de la psyché occidentale et la hantent toujours. Cette fable n’est pas juste une fantaisie parodique des Amadis et des Rolands, mais c’est un miroir tendu sur l’absurdité de l’âme humaine et sa cruauté face à la différence. Don Quichotte est l’incarnation de l’humanité passionnée à la noblesse simple, la folie n’est qu’un panache qu’il coiffe pour nous montrer que le rêve n’est pas si éloigné de la vérité. Dans un sens, l’époque baroque s’est emparée du héros de Cervantès dans la recherche du fantastique, hélas l’époque positiviste et cartésienne des siècles suivants ont voulu en faire un malheureux héros romantique échevelé et tragique. Don Quichotte a la complexité des grands personnages romanesques, tel est le grand talent de Cervantès, il en fait un être humain plus vrai que nature.
Pour l’avant-dernier opéra que Jules Massenet a vu créé de son vivant, il a mis en musique un livret d’Henri Cain, inspiré directement d’une obscure pièce de Jacques Le Lorrain sur le héros qu’est Don Quichotte. Truffé d’épisodes apocryphes et de licences faussement poétiques, cette « comédie héroïque » n’a de comique que l’appellation. Les rimes sont d’ailleurs maladroites et confuses, cela ajoute au suranné sans le charme. Et c’est sans doute pour répondre à la désuétude de l’expression dramaturgique que Damiano Michieletto a conçu une mise en scène aussi poussiéreuse qu’improbable. Si l’on peut admettre quelques beaux tableaux et quelques idées intéressantes, le metteur en scène italien montre un Quichotte démuni, entre deux âges et sans aucun esprit chevaleresque. Il en fait une sorte de professeur sans charme, dans une crise de déglingue assailli d’angoisses et de fantasmes inassouvis. Les autres personnages sont construits comme autant de caricatures sans épaisseur. Les décors et l’éclairage passent d’un salon pistache « arte povera » ennuyeux au couloir en entonnoir des plus sinistres aérogares des pays de l’Est. Si le livret d’Henri Cain manquait d’esprit, la vision de Michieletto sur-interprète et cherche des choses qui sont totalement absentes. Cette mise-en-scène est un hors-sujet complet et manifeste !
Le plateau décoratif a contrasté avec la somptuosité de l’Orchestre et les Choeurs de l’Opéra national de Paris. Quelle maîtrise du style, de la richesse des timbres, des quelques « espagnolades » que Massenet se permet. Définitivement les musiciennes et musiciens de la phalange parisienne n’ont pas d’égal dans ces pages et dans cette musique. Menés par Patrick Fournillier à qui l’on doit déjà des Massenet inoubliables au disque comme à la scène, on a assisté à un grand moment de musique avec une direction idéale.
Hélas, le héros des plaines de Montiel était incarné par un Christian van Horn à la diction problématique et au physique à contre-emploi. Incomparable dans les trois « diables » des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, le baryton américain n’a ni la carrure ni la subtilité pour incarner l’ingénieux hidalgo. On regrette une émission vocale un peu voilée dans les graves, des aigus souvent couverts par l’orchestre. Victime des fantasmes et de la direction d’acteurs inexistante de Michieletto, Christian van Horn n’arrive pas à nous proposer la complexité d’un personnage aussi riche que Don Quichotte. Gageons qu’il pourra un jour, en revanche, être un Des Grieux de rêve dans Le Portrait de Manon du même Massenet…
La Dulcinée de Gaëlle Arquez est idéale vocalement avec la précision, la justesse et les contrastes qu’on lui connaît. Cependant, théâtralement, elle subit encore la mise en scène et ne semble être autre chose qu’une automate malgré quelques belles interventions très « pop ». Etienne Dupuis est un luxe vocal et aurait pu tenir aussi le rôle-titre sans problème. Dans les petits rôles, Marine Chagnon et Emy Gazeilles ont à la fois la justesse et l’espièglerie de leur rôle.
Quand le livre se referme et se pose sur la table de chevet, alors la chevauchée du paladin des rêves impossibles commence. La fantaisie n’a rien à voir avec des traumatismes ou la réalité sordide, elle est la vieille carne qui nous porte tel un destrier pour les combats improbables qui nous rendent un peu de notre humanité.
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille (du 10 mai au 11 juin 2024). MASSENET : Don Quichotte. C. Van Horn, G. Arquez, E. Dupuis… Damiano Michieletto / Patrick Fournillier.
VIDEO : Teaser de « Don Quichotte » de Jules Massenet selon Damiano Michieletto à l’Opéra Bastille