L’Opéra de Nice Côte d’Azur, sous l’impulsion de son directeur Bertrand Rossi, offre une occasion rare de découvrir Juliette ou la Clé des songes, une œuvre trop peu jouée de Bohuslav Martinů (1890-1939). La dernière représentation de cet opéra remonte à 2002 à l’Opéra de Paris, faisant de cette production un événement culturel d’envergure. Loin des classiques comme La Traviata ou Tosca, qui attirent traditionnellement les foules, Juliette plonge le spectateur dans un univers onirique et déroutant, inspiré de la pièce surréaliste de Georges Neveux (1930), adaptée au cinéma par Marcel Carné en 1951.
Dès le premier acte, le public est entraîné dans un voyage psychédélique aux côtés de Michel, un relieur parisien en quête de Juliette, une figure insaisissable qui hante ses rêves. Martinů, compositeur tchèque au génie protéiforme, déploie une palette musicale riche et variée : mélanges de parlé-chanté, dialogues d’opéra-comique, rythmes jazzy, et influences éclectiques allant de Satie à Stravinsky. Cette partition, véritable « cadavre exquis musical », oscille entre lyrisme et absurdité, créant une atmosphère à la fois envoûtante et déstabilisante.
Le Lab, duo de metteurs en scène bordelais composé de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, s’empare de cette œuvre avec une énergie créative débordante. Leur vision transpose l’action dans un univers visuel foisonnant, mêlant écrans vidéo, miroirs et objets surréalistes à la Magritte (chapeaux mous, poissons rouges, pistolets en plastique). Le dispositif scénique, conçu comme un triptyque, évoque un cabinet de curiosités où chaque élément participe à la construction d’un rêve éveillé. La scénographie, enrichie par des projections vidéo et des jeux de lumière, plonge le spectateur dans un univers fragmenté et mouvant, où le bleu, couleur dominante, évoque à la fois la Méditerranée et l’infini des rêves. Les références à Nice, ville où Martinů a composé une partie de l’opéra, ajoutent une touche locale à cette production, tandis que les slogans surréalistes projetés sur les écrans renforcent l’aspect onirique de l’œuvre.
Michel, interprété par le ténor américain Aaron Blake, incarne avec brio ce personnage en quête d’absolu, naviguant entre réalité et illusion. Sa performance, tant vocale que scénique, est remarquable, notamment dans les moments de tension lyrique. À ses côtés, la mystérieuse Juliette, campée par la soprano russe Ilona Revolskaya, déploie une voix corsée et sensuelle, parfaitement adaptée à l’ambiguïté du personnage. Leur rencontre au deuxième acte, baignée dans des textures sonores envoûtantes (piano, célesta), atteint des sommets d’émotion et de mystère. L’opéra regorge de personnages secondaires hauts en couleur, interprétés par une distribution talentueuse. Parmi eux, le jeune ténor français Samy Camps se distingue par sa polyvalence, incarnant tour à tour un commissaire, un facteur et un garde forestier avec une énergie communicative, de même que la prometteuse basse française Louis Morvan, dans le triple rôle de L’homme au casque, Le vieux, et Le mendiant aveugle. Le baryton-basse russe Oleg Volkov apporte une présence imposante à ses multiples rôles, tandis que la soprano Elsa Roux Chamoux illumine la scène de sa voix claire et aérienne.
Sous la baguette du chef allemand néerlandais Antony Hermus, l’Orchestre Philharmonique de Nice livre une interprétation magistrale de cette partition complexe et riche en nuances. Les musiciens captent parfaitement l’esprit de Martinů, mêlant influences jazz, classiques et modernes dans un flot sonore à la fois énergique et poétique. Le Chœur de l’Opéra de Nice, en coulisses, ajoute une dimension mystérieuse et orphique à l’ensemble, renforçant l’idée d’une quête impossible.
Cette production de l’Opéra de Nice est donc une réussite totale, offrant une expérience artistique immersive et intellectuellement stimulante. Elle confirme la place de Martinů parmi les grands compositeurs du XXe siècle et rappelle l’importance de redécouvrir des œuvres méconnues. Une véritable épopée onirique pour ceux qui osent plonger dans les profondeurs de l’inconscient !…
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CRITIQUE, opéra. NICE, Théâtre de l’Opéra, le samedi 15 mars (15h). MARTINU : Juliette ou la clé des songes. I. Revolskaya, A. Blake, S. Camps, L. Morvan, M. Ogii… Clarac et Deloeuil – Le Lab / Antony Hermus. Crédit photo © Dominique Jaussein
VIDEO : Trailer de “Juliette ou la clé des songes” de Martinu selon Clarac et Deloeuil / Le Lab à l’Opéra de Nice