vendredi 25 avril 2025

CRITIQUE, opéra. LYON, opéra, le 16 mars (et jusqu’au 3 avril) 2024. TCHAÏKOVSKY : La Dame de pique. D. Golovnin, E. Guseva, K. Shushakov, E. Zaremba… Timofeï Kouliabine / Daniele Rustioni. 

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Au lendemain de la rare Fanciulla del West de Giacomo Puccini, c’est avec La Dame de Pique de Piotr Illitch Tchaïkovsky que l’Opéra national de Lyon poursuivait son Festival de printemps placé sous le titre : “Rebattre les cartes”. Et comme la veille, le bonheur est avant tout dans la fosse, où Daniele Rustioni obtient de nouveaux sortilèges de la part de la phalange lyonnaise dont il est le directeur musical depuis 2017. La conception du chef italien se veut heurtée, riche en surprises dramatiques, en éclats fulgurants, en ruptures stylistiques électrisantes. Ainsi, la scène de la mort de la Comtesse – dont le rythme retenu et la lenteur presque irritante semblent immobiliser la progression du temps – fait contraste avec le déroulement haletant du duo fiévreux entre Lisa et Hermann ; par ailleurs, le premier tableau dans le parc se construit comme une mosaïque de climats musicaux tellement antagonistes que l’oreille a de la peine à percevoir le plan d’ensemble de la scène. Le Chœur maison (dirigé désormais par Benedict Kearns) et l’orchestre apparaissent visiblement subjugués par la conception de leur chef – et ils se montrent ainsi sous leur meilleur jour ce soir. 

 

 

Dans le très exigeant rôle de Hermann, avec un timbre plus clair que de coutume dans cet emploi, Dmitry Golovnin fait preuve d’une résistance admirable ; sans trace d’effort apparent, il illumine le concert de son timbre éclatant et sain. La puissance de l’émission ne se fait pourtant jamais au détriment de la souplesse de la ligne de chant ou de la délicatesse de l’attaque, ce qui n’est pas le moindre de ses exploits. Lumineuse Lisa, Elena Gusevadéjà applaudie in loco dans le rôle-titre de L’Enchanteresse du même Tchaïkovsky en 2019 – trouve ici un rôle qui convient idéalement à son soprano plutôt corsé, riche en inflexions flamboyantes dans le médium, et libre de l’acidité trop souvent déplorée chez les cantatrices formées à l’Est. Son chant brillant, et ses aigus puissants et sûrs, font notamment merveille dans son arioso du III, « Minuit approche… Ah, le chagrin m’a épuisée… », délivré de manière particulièrement déchirante.

A rebours d’une (mauvaise) tradition qui veut que le personnage de La Comtesse soit confié à une voix ayant l’âge du rôle, c’est ici la vibrante Elena Zaremba qui a été retenue, et qui énonce de façon touchante – ainsi qu’avec une exemplaire articulation – la fameuse romance de Grétry : « Je crains de lui parler la nuit ». Le superbe baryton russe  Konstantin Shushakov – admirable de timbre comme de phrasé – se montre exceptionnel en Yeletski, et l’on ne peut que regretter que Tchaïkovski n’ait pas plus développé son rôle ! De leur côté, la mezzo ukrainienne Olga Syniakova apporte à Pauline un très beau timbre et une émission scrupuleusement contrôlée, quand Pavel Yankovsky campe un Tomski solide et paternel, tandis que les autres comprimari n’appellent aucun reproche, avec une mention pour le Tchekalinski de Sergeï Radchenko

Côté mise en scène, une note d’intention du metteur en scène russe Timofeï Kouliabine nous apprend qu’il s’est inspiré d’un personnage historique pour croquer le personnage de la Comtesse, celui de l’obscure Juna Davitashvili qui, telle Raspoutine auprès de la femme de Nicolas II, avait ses entrées auprès de Boris Eltsine dans les années 90 comme cartomancienne et guérisseuse… Mais c’est bien dans la Russie contemporaine de Vladimir Poutine qu’il situe l’action, une Russie éternellement conduite et surveillée par des brutes militarisées, dont une représentation théâtrale, à l’acte I, renvoie directement à la réalité d’aujourd’hui (avec quelques exagérations, comme ces danseuses en tutu maniant allègrement des kalachnikov…). Dans les nombreuses libertés que le metteur en scène s’accorde ensuite, évoquons le fait que Pauline vole les répliques de la Gouvernante au II, que Yeletsky se console du désintérêt qu’elle lui porte en se réfugiant dans les bras d’un éphèbe blond, deux péchés véniel quand, un peu plus tard, la Comtesse meurt avant même que Hermann ne vienne la brutaliser sur son sofa, de mort naturelle ou à cause de la dose de médicaments qu’elle ingurgite peu auparavant ! Au milieu des “bizarreries” s’insèrent néanmoins de belles trouvailles, comme ce long plan vidéo où la Comtesse se remémore son passé, avec des images qui invoquent Youri Gagarine, Josef Staline ou encore la chanteuse Elena Obratzova, ou cette impressionnante gare fantôme et glauque qui remplace les quais de la Neva (dans laquelle Lisa ne se jettera donc pas, pas plus que sous une locomotive d’ailleurs…). Et Hermann non plus ne se suicide pas dans la mise en scène du trublion russe, car c’est in fine par l’assassinat par Hermann du pauvre Yeletski, déguisée en Comtesse (comme assumant son homosexualité et martyrisé pour ça ?) – que s’achève le spectacle. Une fin qui n’aura pas eu l’heur de plaire à tout le monde puisque le metteur en scène sera accueilli par une salve de huées au moment des saluts !

 

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CRITIQUE, opéra. LYON, opéra, le 16 mars (et jusqu’au 3 avril) 2024. TCHAÏKOVSKY : La Dame de pique. D. Golovnin, E. Guseva, K. Shushakov, E. Zaremba… Timofeï Kouliabine / Daniele Rustioni. Photos (c) Jean-Louis Fernandez.

 

VIDEO : Hasmik Papian chante l’air de Lisa dans La Dame de Pique de Tchaïkovski

 

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