Créé au théâtre élisabéthain du Château d’Hardelot en juin dernier, passé par le Festival de Radio-France & Montpellier un mois plus tard, puis par Périgueux et Namur, Médée et Jason arrive à l’Opéra de Limoges. Sous-titré « parodie baroque », ce pastiche moderne se moque allègrement de la tragédie classique et lyrique dans la pure tradition du genre. Les chanteurs aguerris dans l’exercice et les musiciens polyvalents de l’Ensemble Les Surprises, sous la direction de son chef-fondateur Louis-Noël Bestion de Camboulas, font rire la salle entière du début à la fin du spectacle, dans la mise en scène piquante de Pierre Lebon.
Celle qui fut l’un des personnages les plus tragiques et cruels de la mythologie et du théâtre, une serial killer avant l’heure, Médée eut une vie parsemée de trahisons et de jeux de pouvoir, mais aussi d’amour. Rien, a priori, ne fait rire dans son histoire, et pourtant, l’extraordinaire vitalité des créateurs (ayant bien les pieds sur terre) a su créer une drolatique parodie pour ridiculiser le trop sérieux des situations, en les abaissant joyeusement au niveau de la vie courante et du potin.
Avec la collaboration du Centre de Musique baroque de Versailles, Louis-Noël Bestion de Camboulas et les musiciens de l’Ensemble Les Surprises explorent leurs connaissances des partitions de l’époque pour constituer librement leur premier spectacle scénique et font revivre l’esprit de foire, en imaginant un patchwork délicieusement drôle. Et ce, avec de constantes intrusions modernes qui créent des anachronismes réjouissants. Autant dire qu’un crime de lèse-majesté vis-à-vis de la tragédie constitutionnelle du Roy est commis devant les yeux de tout le monde ! L’un des principaux complices de cet “attentat” est Pierre Lebon, metteur en scène, scénographe et créateur de costumes. Il se présente d’abord sur scène en Arcas, la tête cachée dans un masque-casque de la tragédie antique, qu’il fait ensuite tourner pour faire apparaître la comédie. En quelques minutes, il introduit le public au fonctionnement de la parodie, ici constituée à partir de la Médée de Marc-Antoine Charpentier sur un livret de Corneille (1693). Les fragments musicaux de Charpentier sont rejoints, telle une mosaïque, par d’autres de Lully, de Rameau, de Destouches, de Dauvergne, mais aussi Campra, Boismortier, Mondonville etc.
Fidèles à l’esprit de pastiche, les musiciens, en habits de marin tout rouge – comme le tréteau-bâteau baptisé Argo, maculé du sang des victimes des atrocités auparavant commises par notre héroïne-magicienne -, n’hésitent pas à insérer des morceaux de tango, les rythmes percussifs irréguliers du Sacre du Printemps, « Le Bal » de la Symphonie fantastique, ou encore des onomatopées musicales comme le chant de goélands et le sifflet d’un navire. Le bateau est doté d’une machinerie simple à l’ancienne, qui, à l’aide de manivelle, fait apparaître des tableaux en guise de voiles ou les flammes de l’incendie provoqué par Médée. Assis sur des caissons, regroupés côté cour, les neuf instrumentistes se déplacent et se mêlent de l’intrigue de temps à autre. La mise en scène fait ainsi participer tout le monde, spectateurs compris, d’autant que par moments, Jason semble solliciter tacitement la complicité de la salle.
Flannan Obé est plus qu’excellent dans ce rôle de Jason, cocasse dans une superposition de l’armure antique et le costume au motif de cheval ; dans son chant, il a une tendance générale à hausser les notes, mais cela va avec le caractère de son personnage qui veut être supérieur à Médée et aux autres. Lucile Richardot incarne Médée dotée d’une tête de mort et vêtue en torera. Si elle est définitivement libre, c’est une véritable femme fatale qui anéantit tout. Les chaînes sur son costume, formant le dessin de côtes et de fémurs, sont-elles celles qui scellent le destin de ces victimes ? Le timbre dense de la cantatrice devient plus aéré quand elle s’aventure dans la tessiture aiguë, et la multiplicité des couleurs nous laissent alors bouche bée. Matthieu Lécroart s’amuse en campant un roi Créon imbu de lui-même mais sans réelle autorité. On ne se lasse jamais de son talent de comédien dans la bouffonnerie, et il sert son savoir-faire avec un chanté-parlé spécifique à ce répertoire, comme un outil surpuissant au service du rire. Ingrid Perruche, autre spécialiste de l’opéra-comique, exagère gaillardement les gestes baroques et la déclamation chantée, en incarnant une Créuse dévergondée. Enfin, Eugénie Lefèbvre est doublement confidente, en Cléone et en Nérine, disgracieuse la plupart du temps comme sorcière, mais offrant aussi un moment de beauté grâce à ses phrasés à la fois soignés et naturels dans la déploration de Jason. Les deux danseurs, Joan Vercoutere et Gabriel-Ange Brusson, qui chantent également dans le chœur, agrémentent (dans le plus noble du terme) le spectacle avec leurs mouvements corporels souples et synchronisés, tantôt en démons, tantôt en marins, tantôt encore en Grecs.
Ce soir, des classes de lycée et de collèges étaient venues en nombres, et il rient bruyamment à la moindre drôlerie dans les répliques et les gestes – et, à la fin du spectacle, applaudissent copieusement avec des cris, créant dans la salle une atmosphère quelque peu surexcitée mais bienvenue.
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CRITIQUE, opéra. LIMOGES, Opéra, le 6 mars 2024. M-A. CHARPENTIER, LULLY, RAMEAU… Médée et Jason. L. Richardot, F. Obé, I. Perruche… Ensemble Les Surprises / Louis-Noël Bestion de Camboulas (direction).
VIDEO : Teaser de « Médée et Jason » par l’Ensemble Les Surprises et Louis-Noël Bestion de Camboulas