Voilà près de dix ans, la production d’Ali-Baba montée à l’Opéra-Comique nous rappelait combien l’héritage lyrique de Charles Lecocq, rival d’Offenbach en son temps, ne pouvait se réduire à son seul chef d’oeuvre La Fille de Madame Angot (1872). C’est précisément ce titre, pilier incontournable d’un répertoire à mi-chemin entre opéra-comique et opérette, que l’on retrouve à l’Opéra Grand Avignon, après être passé par la Salle Favart et l’Opéra Nice Côte d’Azur – avant de remonter le Rhône jusqu’à Lyon, quatrième maison coproductrice du spectacle -, en partenariat avec les équipes du Palazzetto Bru Zane. Le Centre de musique romantique française s’était déjà illustré, voilà quatre ans, en donnant une version de concert dirigée par Sébastien Rouland, en habituel prélude à la nouvelle intégrale de l’ouvrage gravée pour la collection « Opéra français ».
Comme souvent, cette exécution « en live » l’emporte largement sur le disque précité, mettant au coeur de ses intentions la double exigence redoutable de ce type d’ouvrage, à savoir posséder autant des qualités vocales que théâtrales poussées pour parvenir à une expressivité haute en couleur et sans cabotinage. L’artisan incontestable de cette réussite est Chloé Dufresne, qui montre là tout son amour pour ce répertoire, en empoignant la partition d’une vitalité rythmique enjouée, à même de faire vivre le plateau. La jeune cheffe française parvient à faire pétiller cette musique comme du champagne, grâce aux forces de l’Orchestre National Avignon-Provence, très engagé pour l’occasion.
Que dire aussi de l’excellent Choeur de l’Opéra Grand Avignon, très bien préparé par Alan Woodbridge ? Qu’il donne à chacune de ses interventions un entrain millimétré, à même de rendre l’énergie populaire propre à l’ouvrage, autour d’une attention notable au niveau de la diction. Très réussie également, la prestation des seconds rôles impressionne par son abattage comique, tout particulièrement les superlatifs Enguerrand de Hys (Pomponnet), avec un juste mélange de tendresse et de ridicule et Matthieu Lécroart (Larivaudière), à juste titre très applaudi également en fin de représentation. On aime aussi la prestation toute d’aisance dramatique du baryton Philippe-Nicolas Martin (Ange Pitou), qui sait porter l’ambivalence de son personnage. Il se montre époustouflant d’aisance dans l’air « Certainement, j’aimais Clairette » – et de séduction dans son ravissant duo avec Mademoiselle Lange, au deuxième acte. Et puis, quel galbe, quelle netteté dans la diction ! Enfin, dans le rôle-titre, la soprano québécoise Hélène Guilmette arrache Clairette aux stéréotypes de la divette, en la rapprochant de Leila des Pêcheurs de perles et de Micaëla, sans rien lui ôter de sa fraîcheur ni de sa gouaille. Son timbre se marie par ailleurs idéalement avec celui de Valentine Lemercier, Mademoiselle Lange physiquement éblouissante, notamment dans le délicieux duo « Jours fortunés de notre enfance ».
La mise en scène de Richard Brunel transpose l’action dans les conflits sociaux de la fin des années 1960, afin de restituer la compréhension des enjeux au public d’aujourd’hui, moins connaisseur de la période du Directoire : l’opposition entre monarchistes et républicains prend ici des allures de lutte des classes, avec les bourgeois nantis opposés aux ouvriers contestataires. Le propos est sympathique, sans jamais prendre une ampleur plus élaborée, compte tenu des limites du livret, mais reste surtout séduisant dans son illustration visuelle : l’impressionnante structure métallique imaginée par Bruno de Lavenère donne autant un festival de couleurs que du volume à l’ensemble, permettant à l’énergie des artistes de se déployer sur un espace étendu. Avec le plateau tournant, ce décor astucieux sait aussi réserver quelques surprises, tel que ce cinéma magnifié par la beauté des éclairages variés de Laurent Castaingt, avec plusieurs clins d’oeil savoureux aux films de l’époque (dont ceux de Jacques Demy).
Un spectacle tout a fait réjouissant pour (bien) clore l’année (lyriquement) !
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CRITIQUE, opéra-comique. AVIGNON, Opéra Grand Avignon, les 27, 29 et 31 décembre 2024. C. LECOCQ : La Fille de Mme Angot. H. Guilmette, V. Lemercier, E. de Hys, P. N. Martin… Richard Brunel / Chloé Dufresne. Toutes les photos © Dominique Jaussein
VIDEO : Trailer de « La Fille de Madame Angot » de R. Lecocq selon Richard Brunel