La nouvelle production de Fidelio à l’Opéra National de Bordeaux, sous la direction audacieuse de Valentina Carrasco, est bien plus qu’une simple représentation lyrique : c’est un manifeste théâtral et historique, ancré dans l’actualité brûlante des luttes pour la liberté. Transposant l’action dans le Bordeaux occupé de 1939-1945, Carrasco donne à l’œuvre de Ludwig van Beethoven une résonance profondément humaine et politique, tout en honorant la partition magistrale du compositeur.
Valentina Carrasco, dont l’enfance en Argentine sous la dictature militaire inspire une sensibilité particulière aux récits de résistance, déplace l’intrigue de la prison espagnole du livret original vers les sombres heures de l’Occupation nazie à Bordeaux. Les décors de Carles Berga et les costumes de Mauro Tinti recréent avec une précision troublante l’atmosphère d’un grand hôtel bordelais réquisitionné par les Allemands, où se mêlent collaborateurs et résistants. Le premier acte, dans les sous-sols de l’hôtel transformé en prison, est marqué par des cages métalliques et des symboles de collaboration (comme un tableau de Matisse spolié). Au second acte, la cellule de Florestan, cernée de murs gris, s’effondre littéralement lors de la libération, sous un ciel bleu projeté – une métaphore visuelle saisissante de l’espoir triomphant, à l’image du célèbre tableau de Delacroix « La liberté guidant le peuple« . Des projections d’archives en noir et blanc (photos de Jean Moulin, Lucie Aubrac, ou des femmes tondues) renforcent l’immersion, tandis que Don Pizarro incarne à la fois Maurice Papon et Klaus Barbie, symboles de la tyrannie locale. Autre idée marquante de Carrasco, celle d’intégrer au chœur des prisonniers des personnes en réinsertion suivies par le Service pénitentiaire de la Gironde. Leur présence ajoute une authenticité poignante à la scène du chœur des prisonniers (« O welche Lust »), où la soif de liberté devient palpable.
La distribution vocale fait honneur au chef d’oeuvre beethovénien. Jacquelyn Wagner (Leonore/Fidelio) incarne une héroïne à la fois fragile et déterminée, notamment dans l’aria « Komm, Hoffnung », où sa voix lumineuse porte l’espoir face à l’oppression. Lé ténor afro-américain Jamez McCorkle (Florestan) offre un « Gott! Welch Dunkel hier! » qui s’avère un moment d’une intensité vocale rare, passant de l’épuisement à la rédemption avec une maîtrise impressionnante. Le baryton polonais Szymon Mechliński (Don Pizarro) campe un tyran glaçant, dont la cruauté est soulignée par un timbre incisif et une présence scénique dominatrice. Paul Gay offre une interprétation nuancée du geôlier Rocco, tourmenté entre obéissance et compassion, ajoute une profondeur psychologique au drame. Avec son timbre clair et souple, la soprano russe Paola Shabinuna est une Marzelline rayonnante, quand Kévin Amiel offre un Jaquino au timbre solaire malgré ses airs de nazillon sans foi ni loi. Enfin, la basse française Thomas Dear convainc en Don Fernando, deus ex machina ici grimé en Général de Gaulle, à la voix chaleureuse comme il convient.
Le nouveau directeur musical de l’Orchestre national Bordeaux-Aquitaine (depuis septembre), le chef étasunien Joseph Swensen, grand spécialiste de Beethoven, insuffle une énergie symphonique remarquable à la phalange girondine. Son interprétation vise ici à l’universel, en proposant une lecture qui en magnifie le lent cheminement vers la lumière. Les airs sont introduits par de véritables miniatures instrumentales, visant moins à créer une atmosphère qu’à sertir le chant dans un contexte toujours plus tendu, jusqu’à la formidable libération de l’utopie finale. Et l’ouverture Leonore III, jouée en finale avec les chanteurs éclairés de petites lumières et une projection de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, est un coup de génie en clôturant l’opéra sur une note d’universalité !
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CRITIQUE, opéra. BORDEAUX, Grand-Théâtre, le 16 mai 2025. BEETHOVEN : Fidelio. J. Wagner, J. McCorkle, , K. Amiel, S. Mechliński, P. Gay… Valentina Carrasco / Joseph Swensen. Crédit photographique © Eric Bouloumié
VIDEO : Valentina Carrasco s’exprime sur sa production de « Fidelio » à l’Opéra national de Bordeaux
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