vendredi 27 juin 2025

CRITIQUE, festival. BORDEAUX / Festival PULSATIONS! (Halle 47 de Floirac), le 26 juin 2025. MARTINU : La Passion Grecque. J. Henric M. Mauillon, M. Petit, T. Dolié, M. Lécroart… Juana Ines Castro Estrepo / Raphaël Pichon

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Spectacle phare de la 4ᵉ édition du festival Pulsations (à Bordeaux et ses alentours), La Passion grecque de Bohuslav Martinů, présentée dans l’envoûtante Halle 47 de Floirac (une ancienne usine ferroviaire reconvertie), transcende l’expérience lyrique par son audace artistique et son ancrage humaniste. Sous la direction visionnaire de Raphaël Pichon, (à la tête de son Ensemble Pygmalion), cette production incarne la quintessence d’un opéra engagé, servi par une équipe créative et des interprètes d’exception.

 

La Passion grecque ouvrage est en fait le dernier opus du compositeur tchèque, que lui avait inspiré la lecture du “Christ recrucifié” du célèbre romancier grec Nikos Kazantzakis. Il le rencontre à Antibes en 1954 et, fort de son accord, se met eu travail : en janvier 1956, la partition est achevée. Comme l’ouvrage doit être créé à la Royal Opera House de Londres (qui le lui a expressément commandé), le musicien écrit lui-même, en anglais, le livret. Mais des manigances à la tête de l’institution londonienne font finalement capoter le projet. L’œuvre ne sera créée qu’en 1961, dans une version allemande (remaniée) à l’Opéra de Zurich, et l’original anglais devra attendre 1999 pour être enfin porté à la scène, au Festival de Bregenz en l’occurrence. Mais l’œuvre est ici donnée dans une version française inédite, réorchestrée par Arthur Lavandier pour ensemble réduit. Un pari réussi car Lavandier préserve la richesse symphonique originale (mêlant chants orthodoxes, folklore tchèque et naïveté mélodique) tout en adaptant l’effectif à l’acoustique de la Halle 47. 

A cause de sa rareté autant que de son pouvoir émotionnel (et de ses résonances actuelles), l’histoire mérite d’être ici narrée. Dans la Grèce de l’Asie mineure au début du XIXe siècle, le berger Manolios se voit confier le rôle du Christ dans le jeu de la Passion présenté par les gens du village de Lykovrissi. Peu à peu, le berger cesse de jouer et commence à incarner son personnage, à se substituer au Christ. La suite de l’histoire lui donnera l’occasion d’aller jusqu’au bout de son rôle et de son sacrifice. Le village est envahi par une troupe de paysans misérables chassés par les Turcs de leurs terres et cherchant désespérément un refuge. C’est à ce moment-là que la vie paisible et aisée de la commune tourne au drame et le sujet de l’opéra prend soudain des connotations universelles et aussi très actuelles… Après un premier élan de compassion et de miséricorde pour les réfugiés, les gens se détournent de ces intrus pauvres et incommodes qui meurent de faim et cherchent un terrain pour vivre. Les masques tombent et les villageois montrent leurs vrais visages, les personnages de l’Evangile se confondent avec les personnes réelles. Manolios s’oppose à ceux qui cherchent à chasser les misérables du village et cela provoque une explosion de haine contre lui. Le pope Grigoris l’excommunie de l’Eglise et Panait, homme qui campe le rôle de Judas, le tue. Le sacrifice est consommé et les réfugiés reprennent leur marche désespérée…

La Halle 47, entrepôt désaffecté aux dimensions monumentales (200 mètres de long !), devient le creuset d’une dramaturgie immersive, grâce à la mise en scène et à la scénographie de l’autrichienne Juana Inés Cano Restrepo qui exploite magistralement ce lieu : un plateau recouvert de terre, évoquant la quête d’enracinement des réfugiés, tandis que des cloches suspendues (symboles religieux et communautaires) rythment l’espace sonore, tandis qu’un couloir central traverse les gradins, intégrant le public à la tension dramatique. Les chœurs, constamment en mouvement, envahissent l’usine avec une énergie contagieuse. En plus de cette poignante scénographie, Cano Restrepo signe une mise en scène minimaliste et percutante, basée notamment sur l’effacement des distinctions chœur/solistes : les villageois et réfugiés, vêtus pareillement, se fondent en une masse humaine mouvante. Seuls les « élus » de la Passion portent des étoles dorées, soulignant leur basculement du jeu théâtral à la réalité tragique. Des images-chocs viennet émailler le spectacle : le meurtre final, ritualisé, ou la libération de l’âme de Katerina dans une lumière éthérée, impriment la rétine par leur puissance symbolique. Les costumes contemporains d’Adrian Stapf gomment les repères temporels, universalisant le propos : seules les plantes portées par les réfugiés et les auréoles plissées des « élus » distinguent les communautés. Martin Schwarz, génie des lumières, sculpte l’obscurité avec des jeux d’ombre « fantomatiques » et une profondeur chromatique qui amplifie les tensions. La scène finale, baignée d’un ciel nocturne, transforme le meurtre de Manolios en sacrifice rituel d’une beauté glaçante.

 

 

La pléthorique distribution exigée par l’ouvrage offre des incarnations Inoubliables. A tout seigneur tout honneur, le plus que prometteur ténor français Julien Henric (Manolios), avec une voix chaude et rayonnante, incarne le berger-Christ avec une naïveté touchante et une force dramatique croissante, jusqu’à son sacrifice déchirant. Mélissa Petit (Katerina) donne à la veuve maudite une profondeur tragique : sa transformation, de figure sensuelle à martyre rédemptrice, est vertigineuse. Le vétéran Matthieu Lécroart (Grigoris) et le bordelais Thomas Dolié (Fotis), tous deux barytons-basses, s’affrontent en un duel vocal métallique. Lécroart incarne l’autorité dogmatique, tandis que Dolié apporte une chaleur humaniste au prêtre des réfugiés. Marc Mauillon (Yannakos) est le baryton lumineux que l’on connaît, irradiant la scène par son jeu désarmant et sa présence charismatique. La jeune Camille Chopin (Lenio) possède un soprano frais et juvénile, et contraste ainsi avec la noirceur ambiante par sa grâce innocente. De son côté, le jeune et excellent Antonin Rondepierre capte la lumière et frappe les esprits par sa puissance dramatique et sa beauté vocale, dans le rôle du pourtant tyrannique et repoussant Panaït. Les seconds rôles brillent tout autant : d’Alain Buet (Vieil homme réfugié) à Etienne Bazola (Kostandis) et Carl Ghazarossian (Nikolios), chaque personnage, même éphémère, contribue à la fresque humaine.

Mais l’âme collective de l’oeuvre, c’est bien les nombreux choristes, ici cinq ensembles qui fusionnent en une masse chorale impressionnante de 68 chanteurs (le « noyau professionnel » de Pygmalion, la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine (J.A.V.A), mais aussi le Chœur Voyageur, le Groupe vocal Arpège, et le Chœur Cantabile (amateurs locaux). Préparés par Clara Baget, ils atteignent une unité remarquable malgré les déplacements constants. Leurs interventions, tantôt prières orthodoxes, tantôt clameurs hostiles, cristallisent les conflits entre peur et compassion.

Quant à l’orchestre, placé sur le plateau, il fusionne avec la communauté en crise. Raphaël Pichon, à la tête de son ensemble Pygmalion, déploie une direction subtile et engagée. Les couleurs instrumentales ressortent avec éclat : l’accordéon de Noé Clerc et le cor anglais envoûtant de Gabriel Pidoux tissent des paysages sonores poignants.

Ainsi représentée, La Passion grecque de Martinu est une véritable oeuvre-miroir aux résonances brûlantes, avec son exploration de l’hypocrisie religieuse et de la xénophobie, d’une actualité saisissante : le dilemme des réfugiés, chassés par la guerre, expose la faillite des valeurs chrétiennes face aux intérêts égoïstes. La mise en scène souligne ce parallèle avec notre époque, mais où l’espoir persiste : dans l’ouverture de Manolios et Katerina à l’altérité, l’œuvre célèbre la quête universelle d’un « foyer, une terre, un avenir« . Cet extraordinaire spectacle, miroir tendu à nos humanités fracturées est un appel à l’écoute et au courage… et consacre le festival Pulsations comme un véritable laboratoire d’innovation lyrique !

À voir absolument jusqu’au 29 juin 2025.

 

 

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CRITIQUE, festival. BORDEAUX / Festival PULSATIONS! (Halle 47 de Floirac), le 26 juin 2025. MARTINU : La Passion Grecque. M. Mauillon, M. Petit, T. Dolié, J. Henric… Juana Ines Castro Estrepo / Raphaël Pichon. Crédit photo © Fred Mortagne

 

 

 

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