Au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence, à peine Pierre Bleuse est-il entré sous les applaudissements que s’éteignent brutalement les lumières : retentit alors un vacarme tonitruant, propre à couper la chique aux plus bavards des spectateurs aixois ! Ne durant que quelques secondes, le tintamarre laisse la place à une pulsation stridente, lente et inquiétante, qui évoque le signal sonore d’un moniteur cardiaque, pendant que les mains de Pierre Bleuse, élevées loin au-dessus de la fosse, dansent de manière parfaitement chorégraphique, intensément éclairées par la poursuite-lumière.
Commence alors une délirante errance d’une petite trentaine de minutes, scandée en huit étapes : les Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies. L’œuvre a été créée en avril 1969, par les Pierrot Players placés sous la direction de Davies lui-même, avec l’acteur-chanteur Roy Hart. Le nom de l’ensemble qui a assuré la création indique assez clairement la lignée dans laquelle l’œuvre s’inscrit : celle du Pierrot lunaire de Schönberg, dont les Eight Songs reprennent l’instrumentarium, augmenté seulement d’un copieux arsenal de percussions qui va du sifflet de gare au didjeridoo.
Après ce début scotchant et une rapide introduction orchestrale apparaît sur scène Johannes Martin Kränzle, dont la nudité n’est couverte que d’un boxer blanc. Le chanteur est affublé de larges traits de maquillage et de quelques faux ongles jaunes sur une main, qui évoquent les griffes des volatiles qu’affectionnait Georges III d’Angleterre, le mad king évoqué par le titre qui, dit-on, avait voulu apprendre le chant à ses oiseaux – à la création, les musiciens étaient juchés dans de larges cages. Dans la mise en scène de Barrie Kosky, les formidables interprètes de l’Ensemble Intercontemporain sont disposés dans la fosse et laissent la totalité de la scène, plongée dans la pénombre, au chanteur qui incarne le roi fou. La poursuite-lumière constitue l’autre protagoniste du spectacle, car elle suit les déplacements incessants du chanteur, qui n’hésite pas à jouer avec le cercle lumineux, dont le diamètre varie lui-même constamment, encadrant le seul visage de Johannes Martin Kränzle ou éclairant l’ensemble de son corps – crédité pour les lumières, Urs Schönebaum aurait mérité de saluer à la fin du spectacle, tant le metteur en scène lui demande de virtuosité. À l’issue des huit chansons, qui font alterner une musique volontiers criarde et provocatrice avec quelques parodies et pastiches (menuet, foxtrot, jusqu’à une citation du « Comfort ye » du Messie de Handel), le silence se fait, Johannes Martin Kränzle vient recueillir les applaudissements pour son incarnation sidérante à tout point de vue, Pierre Bleuse et ses musiciens saluent, puis quittent la fosse.
Nouveau black out : entrent côte à côte sur scène Anna Prohaska et Patricia Kopatchinskaja, habillées et coiffées en fausses jumelles, sur une oscillation lancinante du violon de la seconde, qui rappelle le battement cardiaque de l’œuvre précédente (« Die Guten gehn im gleichen Schritt » (« Les bons marchent d’un même pas« ). Tel est le début des Kafka-Fragmente de György Kurtág, créés en 1987. L’œuvre met bout à bout quarante courts fragments inédits de Kafka, tirés de sources diverses, et ordonnés par le compositeur aidé d’András Wilheim. Ces aphorismes musicaux durent d’une dizaine de secondes pour les plus courts à une poignée de minutes pour les plus développés. Le noir complet sépare chaque vignette et la poursuite-lumière (avec quelques variantes marginales) accompagne de nouveau les mouvements d’Anna Prohaska, qui se dépense elle aussi sans compter tout en chantant à tue-tête, pendant que Patricia Kopatchinskaja joue sa partie de violoniste-funambule qui jamais ne trébuche.
Le caractère dissemblable des deux œuvres qui, malgré le titre unificateur de Songs and Fragments et les jeux de lumière communs, sont plus juxtaposées que véritablement mariées, est sans doute ce qui m’a le plus posé problème. D’un côté, une petite formation orchestrale explosive, plus bariolée qu’un perroquet ; de l’autre, un violon seul qui, malgré le talent exceptionnel de la violoniste, semble monochrome en comparaison. D’un côté, un chanteur extravagant, outrageusement maquillé et dévêtu, auquel l’argument de la folie permet toutes les excentricités (jusqu’à la destruction d’un violon) ; de l’autre, une chanteuse investie corps et âme, mais vêtue d’une robe anonyme, et contrainte à donner une forme visuelle à des aphorismes généralement abstraits. Par ailleurs, si les jeux avec la lumière sont d’une virtuosité permanente, ils obtiennent leur effet maximal pendant le premier tiers du spectacle, sans toujours éviter de tourner au procédé par la suite.
Les Kafka-Fragmente ne manquent pourtant pas de moments fascinants, comme l’envoûtante berceuse « Schlage deinen Mantel, hoher Traum, um das Kind », l’étrange haiku « Träumend hing die Blume… », le méditatif hommage à Boulez « Der wahre Weg », qui constitue le point de gravité à la fois musical et littéraire de l’œuvre, ou même l’ironique fragment sur les deux « bâtons de promenade » (« Zwei Spazierstöcke »). Mais leur théâtre est à mon sens un théâtre plus intellectuel et ascétique, parfois jusqu’à l’aridité, qui s’accommode davantage d’une écoute solitaire, qui permet de ménager des respirations entre les fragments. Je ne suis pas sûr que leur écoute intégrale dans un théâtre rende justice à l’œuvre – de même que la lecture intégrale et rapide d’un recueil d’aphorismes risque d’en souligner l’artifice. Une dégustation à dose lente nourrirait davantage la réflexion et permettrait à tous leurs parfums d’infuser plus profondément. Spectacle inégal, donc, malgré l’originalité de la proposition théâtrale et musicale, mais interprètes justement ovationnés par un public renversé de tant d’engagement.
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CRITIQUE, opéra. AIX-EN-PROVENCE, Théâtre du Jeu de Paume, le 14 juillet 2024. DAVIES-KURTÁG : Songs and Fragments. Johannes Martin Kränzle, Anna Prohaska, Patricia Kopatchinskaja. Ensemble Intercontemporain / Barrie Kosky / Pierre Bleuse. Photos (c) Monika Rittershaus.
VIDEO : Prélude de « Songs and Fragments » au Festival d’Aix-en-Provence