samedi 3 mai 2025

CRITIQUE, festival. AIX-EN-PROVENCE, Grand-Théâtre de Provence, le 21 juillet 2024. MOZART : La Clemenza di Tito. P. Pati, K. Deshayes, M. Crebassa, L. Desandre… Ensemble Pygmalion / Romain Gilbert / Raphaël Pichon.

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Guillaume Berthon
Guillaume Berthon
Enseignant-chercheur en littérature, Guillaume Berthon est aussi un insatiable mélomane. Les billets qu'il écrit pour ClassiqueNews.com n'ont pas d'autre prétention que celle de partager son goût pour la musique, l'interprétation et les interprètes, en toute subjectivité.

Le millésime 2024 du Festival d’Aix-en-Provence devait être couronné par deux luxueuses versions de concert : La Clemenza di Tito de W. A. Mozart, d’une part, Les Vêpres siciliennes de Giuseppe Verdi, de l’autre. Des problèmes financiers ont contraint au report de la seconde des deux productions, mais la première est demeurée, sans doute parce qu’il s’agissait du seul opéra de Mozart présenté dans un festival qui s’est historiquement construit autour de la figure du génie lyrique et dramatique. Sur le papier, la distribution était plus que prometteuse ; sur scène, elle a très généreusement récompensé les espoirs de ceux qui avaient jeté leur dévolu sur les dernières soirées du festival, plutôt que sur les premières.

 

 

 

Les artisans de cette réussite sont d’abord Raphaël Pichon et les musiciens de Pygmalion. Le chœur n’est pas l’élément essentiel de la Clemenza, mais chacune de ses interventions se place sous le sceau de l’évidence : dynamique des nuances, diction d’une précision millimétrée, comme si les mots émanaient d’une seule bouche. L’orchestre n’est pas en reste, suivant les tempi du chef (qui paraît monté sur ressorts) avec une souplesse toute féline, et cela dès l’ouverture. Les premiers accords, aussi énigmatiques que solennels, plantent le décor, soutenus par des timbales d’un irrésistible rebond. Dès que la musique s’élance, on admire d’abord les cordes électriques mais chaleureuses, qui font bientôt place à des bois veloutés, et à des cuivres brillants, qui conservent toutefois leur belle rondeur ; le pianoforte de Pierre Gallon achève de colorer la pâte orchestrale avec une grande inventivité, assurant souvent aussi les transitions (par exemple lorsqu’il introduit le motif du duo amoureux Annio-Servilia juste avant l’aveu de Servilia à Titus).

La pulsation qu’imprime le chef à l’œuvre est alerte, n’abandonnant jamais le drame malgré le statisme de l’opera seria. Elle sait aussi se faire pure émotion, dans les arie qui dépeignent l’âme tourmentée des protagonistes. Les silences éloquents que le chef introduit dans les airs de Sesto ou Vitellia et les étirements qu’il imprime parfois à la ligne mélodique vont peut-être au-delà du raisonnable, mais la passion a souvent ses raisons que la raison ne connaît point… Dernière innovation, le chef place en prélude au deuxième acte le bref et mélancolique adagio tiré de la pantomime Pantalon und Colombine (déjà enregistré sur le disque consacré aux sœurs Weber avec Sabine Devieilhe).

 

 

Profitant de cet orchestre sous haute tension, les chanteurs et chanteuses se surpassent, à commencer par celles qui bénéficient déjà d’une expérience du rôle. C’est le cas de Lea Desandre, divine mozartienne variant les reprises avec art : on ne peut que rendre les armes devant cette diction mordante, ce naturel confondant, cette voix aux éclats mordorés qui rayonne dans tous les ensembles (par exemple dans le sensuel duettino avec Sesto « Deh, prendi un dolce amplesso », où les voix se marient admirablement). Emily Pogorelc connaît bien le rôle de Servilia qu’elle a déjà chanté à Copenhague. Dotée d’un timbre séduisant en diable, la jeune artiste se montre pleine de promesses, notamment dans un beau « S’altro che lacrime » malgré quelques délicatesses d’intonation, sans doute dues au trac.

C’est toutefois une Marianne Crebassa littéralement incandescente qui a sidéré le public du Grand Théâtre de Provence. Voilà plus de huit ans qu’elle a enregistré le magnifique air de Sesto « Parto, ma tu ben mio », rôle qu’elle a aussi interprété sur scène à plusieurs reprises (Paris et Salzbourg). Dimanche soir, à Aix, elle y était proprement renversante : timbre dardé, d’une intense vibration, grave abyssal et moiré (aussi dans le superbe récitatif accompagné qui précède l’incendie du Capitole), raffinement insensé des nuances, qu’elle partage avec la clarinette de basset jouée à l’avant-scène par Nicola Boud, présence qui fait totalement oublier la version de concert et aimante le public. Il se trouve qu’un spot a explosé au beau milieu de l’air, provoquant une détonation proche de celle d’une arme à feu : devant une assistance médusée et encore incertaine de ce qui venait de se produire, Marianne Crebassa (et les musiciens avec elle) a poursuivi sans ciller, lançant deux étreignants « Guardami » entrecoupés de silences qui ont paru une éternité. Et alors que tout le monde retenait encore son souffle, la chanteuse a déployé le sien, intact, et attaqué les dernières pyrotechnies de l’air sans trembler, laissant une salle en délire au moment de quitter la scène – avant d’être rappelée par le chef, devant l’impossibilité de continuer. Tout le reste de la prestation était de la même eau, ou plutôt de la même lave en fusion.

Face à un niveau d’incarnation aussi renversant, les deux prises de rôle attendues pâlissent nécessairement un peu, quoiqu’elles restent d’un très haut niveau. Pene Pati était sans doute le chanteur du plateau le moins à l’aise avec la vocalité mozartienne, bien qu’il ait déjà chauffé son bois à la virtuosité de Mithridate. Mais ce n’est pas dans les vocalises encore un peu instables qu’il faut chercher la singularité de cette interprétation (que le chanteur aura le temps de polir), mais paradoxalement dans sa fragilité : son Titus est un empereur sensible avant d’être puissant, conformément au livret qui a à cœur de promouvoir d’autres vertus que les vertus héroïques traditionnelles, qui sont souvent des vertus brutales. Le soleil du timbre, que l’on connaît, se voile donc d’une certaine mélancolie, que l’on entend dès « Del più sublime soglio », presque murmuré (au risque du détimbrage) et que l’on retrouvera dans le récitatif de la confrontation avec Sesto. Sans doute les admirateurs du ténor n’y retrouveront-ils pas tout à fait ce qu’ils aiment chez lui, mais son incarnation n’en reste pas moins attachante par le refus du brillant et la recherche de voies plus subtiles.

L’autre prise de rôle était celle de Karine Deshayes, qui étrennait à Aix sa première Vitellia. On sait combien l’ambitus du rôle écartèle la voix d’un grave d’outre-tombe à un aigu foudroyant. La tessiture de la chanteuse se rapproche de celle rêvée par Mozart, sans l’atteindre tout à fait dans le bas du registre. Karine Deshayes n’en affronte pas moins glorieusement le rôle, dont elle incarne brillamment la jalousie furieuse : le timbre est toujours éclatant, la voix homogène et parfaitement menée, les variations dans la reprise de « Non più di fiori » sobres et élégantes, répondant parfaitement au chant du cor de basset (Nicola Boud toujours). De futures représentations lui permettront sans doute de libérer davantage son interprétation. Pour être complet, il faut encore signaler l’excellent Publio de Nahuel di Pierro, même si le rôle ne lui permet pas de donner toute la mesure de son talent.

En somme, cette soirée transcendante, marquée par la prestation de Marianne Crebassa, a constitué pour moi une fin de Festival en apothéose. Avis aux amateurs d’émotions fortes : la soirée se podcaste sur France Musique…

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CRITIQUE, festival. AIX-EN-PROVENCE, Grand théâtre de Provence, le 21 juillet 2024. MOZART : La Clemenza di Tito. P. Pati, K. Deshayes, M. Crebassa, L. Desandre… Ensemble Pygmalion / Romain Gilbert / Raphaël Pichon. Photos (c) Vincent Beaume.

 

VIDEO : Marianne Crebassa chante l’air « Parto, parto » dans « La Clemenza di Tito » de Mozart

 

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