Après un 10ème anniversaire célébré en grandes pompes l’an passé, la onzième édition apparaît encore plus éblouissante et fastueuse, avec une myriades de solistes prestigieux et de phalanges internationales, ce dont nous avons été directement témoins les trois jours où nous sommes restés au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, mais il faut ici saluer l’incroyable générosité de la grande bienfaitrice de la musique de notre temps, Mme Aline Foriel-Destezet, qui finançait généreusement les deux soirées dont nous rendons compte ici – et sans laquelle les acteurs de la musique classique en France auraient bien (plus) de difficultés à investir les salles de concert hexagonales, au moment où les pouvoirs publics se désengagent un peu partout en France…
Après une soirée où la magicienne du piano Elisabeth Leonskaja avait envoûté le public du Grand-Théâtre de Provence, la veille, c’est à un autre moment de grâce auquel nous avons eu la chance d’assister avec une mirifique exécution de ce monument de la musique sacrée qu’est la Messe en Si de J. S. Bach, interprétée par Raphaël Pichon à la tête de son ensemble (choral et instrumental) Pygmalion. Le public, durant pratiquement deux heures va être plongé comme jamais dans cette œuvre. Les interprètes sont groupés pour les pièces grandioses, qui font appel aux trois trompettes et aux timbales, le tout assorti d’éclairages judicieux et appropriés. L’auditeur est ainsi enveloppé par l’enchevêtrement des lignes sonores, immergé dans la musique. L’effet dramatique, la lisibilité sont amplifiés, magnifiés par cette réalisation. Le public, qui a répondu nombreux à l’appel de ce chef d’oeuvre absolu de la musique, se signale par sa ferveur. Les ovations finales, longues et soutenues témoignent du bonheur ressenti après le “Dona nobis pacem.”
Le cri initial “Kyrie” suivi de sa supplique fuguée, d’une force expressive peu commune, nous prennent à bras le corps. À aucun moment de ces deux heures la tension ne se relâchera. Après la force de ce triple “Kyrie” qui ouvre l’ouvrage, les suppliques de la fugue qu’initient les ténors sont poignantes, chaque partie étant modelée de manière à faire circuler le sujet, avec un orchestre bien articulé, qui avance. Les deux solistes du “Christe eleison” dialoguent avec les violons et le continuo. L’alla breve du second “Kyrie” fugué, est puissant, grave, avec des pupitres très homogènes. Et quand éclate le “Gloria”, lumineux, avec ses trois trompettes et timbales, la jubilation est manifeste, jusqu’à le ”Et in terra pax”, retenu, confié aux solistes. Après le puissant “Credo”, signalons le “Crucifixus”, poignant, sinistre, mais déchiré par le rayonnant et flamboyant “Et resurrexit”. La poursuite de la description des numéros risquerait d’être fastidieuse. De la joie du « Laudamus te”, du recueillement du “Qui tollis” à l’enthousiasme du “Cum Sancto Spiritu”, toutes les expressions sont remarquablement illustrées.
Du praticable érigé au centre du parterre du Grand-Théâtre de Provence, Raphaël Pichon insuffle à son Ensemble Pygmalion l’énergie et le souffle qui parcourt le chef-d’œuvre de Bach, sans omettre la plénitude, la ferveur et l’enthousiasme. Autant de qualités qui vont gouverner l’organisation. Le relief, les accents, l’énergie, la dynamique, la grandeur, le charme, la contemplation mystique rayonnent comme jamais : on est emporté, ébloui, admiratif. Le nombre des choristes outrepasse de beaucoup les effectifs restreints généralement adoptés depuis Rifkin. Le Choeur, puissant et agile, se prête idéalement au jeu polyphonique comme aux affirmations vigoureuses. Malgré des tempi parfois très rapides, aucun décalage n’est à déplorer ; les vocalises conservent leur précision et leur fluidité. C’est admirable.
Les solistes, instrumentaux et vocaux sont d’excellence. Les timbres se marient idéalement. Ying Fang, initialement prévue, est remplacée par Maïlys de Villoutreys, à la voix lumineuse et agile. La mezzo écossaise Beth Taylor rayonne comme jamais, avec une plénitude et une souplesse réjouissantes. Le contre-ténor franco-britannique William Shelton nous vaut un “Qui tollis” et, surtout, un “Agnus Dei” absolument sublimes. Ni le ténor irlandais Robin Tritschler (pour Emialiano Gonzalez-Toro initialement annoncé), ni la basse allemande Christian Immler ne déméritent, loin s’en faut… L’Ensemble Pygmalion est éblouissante d’homogénénité et de virtuosité. Chacun mériterait d’être cité, c’est un constant régal, et au final une soirée comme l’on en compte peu, par sa force expressive, sa beauté lumineuse et son message spirituel, auquel agnostiques comme croyants ne peuvent qu’être sensibles !
Le lendemain, toujours en présence de Mme Foriel-Destezet, place à une phalange plus fournie encore, avec l’Orchestre de l’Opéra National de Paris en grande formation et occupant tout l’espace du vaste plateau au GTP, dirigée ici par l’ancien directeur musical de l’Orchestre National de France, le chef italien Daniele Gatti, pour une exécution de la Suite symphonique du “Crépuscule des Dieux” de Richard Wagner suivie par “Une vie de héros” de Richard Strauss.
Dans le premier ouvrage, notamment dans la célébrissime “Marche funèbre”, les timbales sont crépusculaires, les huit contrebasses ronflent, les cuivres – et notamment les quatre cors et les quatre Wagner-Tuben inventés à l’époque pour l’occasion – distillent une grandeur hiératique sans jamais tomber dans la moindre sécheresse ou éclat vulgaire. Daniele Gatti joue au contraire sur la fluidité entre les pupitres – tel ce passage où interviennent le cor anglais, la clarinette et le hautbois, toujours aussi magique… – et sur l’homogénéité de chaque extrait, sans jamais là non plus sacrifier au grandiloquent.
En seconde partie, c’est un ouvrage “intégral” que le public très international du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence peut entendre : le poème symphonique “Une Vie de héros” de Richard Strauss. Œuvre de jeunesse écrite juste après le célèbre “Don Quichotte”, la critique écrivit à l’époque que cette vie de héros pouvait bien être celle du compositeur lui-même. On y reconnait le style habituel du maître, finalement à l’écart de quelque influence extérieure, marqué par de grands contrastes dynamiques, une harmonie audacieuse, parfois d’un désordre feint, mais très efficace au niveau de l’impact. Dans ce déluge sonore parfois très invasif, quelques moments de pure grâce sont portés par le violon solo qui évoque Pauline, l’épouse du héros, ici délivré avec maestria par le violon solo de Frédérique Laroque, qui instille beaucoup de finesse à ces instants d’exception. Et entendre les accords finaux avec une telle précision d’intonation, qui plus est dans un magnifique decrescendo, est un plaisir rare qui démontre le niveau exceptionnel de cet orchestre qui mérite vraiment d’être entendu hors de son répertoire lyrique habituel.
Les applaudissements offerts à l’orchestre parisien, au violon solo et à Daniele Gatti ont démontré la réussite musicale de cette soirée, encore une fois, due à la générosité d’une mécène dont la France manque cruellement par rapport à nos voisins suisses et à ce qui est monnaie courante outre-atlantique…
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CRITIQUE, festival. AIX-EN-PROVENCE, 11ème festival de Pâques (Grand-Théâtre de Provence), les 4 & 5 avril 2024. “Messe en Si” de J. S. BACH par Pygmalion/PIchon (le 4), WAGNER/STRAUSS par l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dirigé par Daniele Gatti (le 5). Photos (c) Caroline Doutre.