Pour la 27ème édition du Festival Durance Luberon, étalée du 2 au 17 août 2024, Luc Avrial (son directeur général) et Vladik Polionov (son conseiller artistique) ont concocté une programmation éclectique (opéra, récitals lyrique, jazz, musique du monde…) qui se déroule – comme à sa bonne habitude – dans « les sites inspirés des villages et châteaux prestigieux » de ce petit coin de paradis qu’est le (sud) Luberon. La programmation ne comprend qu’un seul titre lyrique cette année, donné en format dit « de poche », mais quel titre puisqu’il s’agit de « l’opéra des opéras », alias Don Giovanni (demain 16 août) ! De notre côté, nous avons eu la chance d’assister à deux récitals lyriques, les 10 et 11 août, qui mettaient tous deux à l’affiche la mezzo française Héloïse Mas, accompagnée de la soprano Armelle Khourdoïan et du baryton Florent Leroux-Roche le premier soir (puis du ténor varois Valentin Thill, le second soir, voir plus bas…).
La soirée du 10 août se déroulait dans la cour du superbe Château de Mirabeau, demeure privée qui n’ouvre ses portes au public qu’une fois par an, à l’occasion du festival, et qui se révèle un lieu parfait pour un concert avec ses quatre murs renvoyant le son de manière équilibrée vers les quelques 450 spectateurs qui ont pu avoir un sésame (la soirée affichant complet !). En parfait maître de cérémonie, le protéiforme Vladik Polionov ne se contente pas d’accompagner les trois acolytes réunis pour ce récital d’airs, duos et trios tirés d’opéras de Mozart, Rossini, Verdi ou encore Offenbach, mais détaille chaque partie chantée (souvent avec force malice et clins d’oeil appuyés…), afin de capter l’attention d’un public qui n’est pas forcément « spécialiste » de l’univers lyrique.
Le concert débute par le trio “Soave sia il vento”, extrait de Cosi fan tutte de W. A. Mozart, dans lequel Héloïse Mas, Florent Leroux Roche et Armelle Khourdoïan parviennent à unir leurs voix et délivrer avec émotion ce départ sans espoir de retour qu’exprime l’aria mozartienne. Il se poursuit avec l’univers plus ludique et foutraque de Gioacchino Rossini, à travers l’air d’Isabella « Cruda sorte » (L’Italiana in Algeri) et du duo “Dunque io son” extrait du Barbier de Séville. Dans le premier, Héloïse Mas ne manque pas d’impressionner par son sens de la dynamique, et l’on peut se réjouir d’entendre là une authentique voix de mezzo, à l’aise dans les deux extrêmes de sa tessiture, trouvant des effets comiques dans un grave toujours plein, jamais détimbré, et en n’escamotant aucune de ses coloratures. En duo avec le fringant Florent Leroux-Roche (qui chantera le rôle-titre de Don Giovanni demain soir…), Armelle Khourdoïan rivalise de charme et de drôlerie avec son compère, et l’on savoure tant la magnifique voix lyrique de la première que le superbe timbre du baryton marseillais, dont le registre grave est toujours source de frissons le long de l’échine. Appris le matin matin, et donc non prévu au programme (en reportant pour la seconde partie le fameux “Erri tu” verdien qu’il devait initialement délivrer), il s’attaque à l’un des monologues du rôle-titre de Hamlet d’Ambroise Thomas, celui du V, “Comme une pâle fleur”. Juvénile et athlétique, Florent Leroux-Roche campe d’emblée et avec aisance ce personnage rebelle et désespéré, et l’on ne peut que succomber ici à la qualité de son phrasé, à sa droiture stylistique, et à son engagement dramatique. La première partie se referme avec ce même ouvrage, et le trio “Je veux lire enfin dans sa pensée”, qui réunit le rôle-titre, sa fiancée Ophélie et sa mère Gertrude, et dont la force dramatique ne manque pas de faire son effet sur le public qui adresse aux trois artistes une belle salve d’applaudissements.
Après une pause glaces et boissons bienvenue en cette journée caniculaire (il avait fait jusqu’à 38 degrés dans le Luberon ce jour-là…), la seconde partie commence avec le duo Rigoletto/Gilda (“Tutte le feste al tempio”) extrait de Rigoletto de Giuseppe Verdi. La Gilda d’Armelle Khourdoïan n’a rien d’une oie blanche, et sa voix large lorgne déjà vers le destin d’une Traviata… qu’elle entonnera justement peu après ! Car la soprano d’origine arménienne possède une grande voix lyrique, qui convient parfaitement au rôle de Violetta Valery, qu’elle incarne avec beaucoup de pugnacité et d’émotion, en délivrant un déchirant “E strano…” et jusqu’à un “Sempre libera” tout feu tout flamme, qui emporte l’adhésion du public. Entre les deux airs, le baryton offre le grand air de Renato (dans Un Ballo in maschera) que nous avons déjà évoqué, et auquel il confère la rage et le mordant qu’il appelle, mais aussi la douleur de l’homme bafoué qui se souvient des jours heureux. Il est suivi par le duo extrait des Capuleti ed i Montecchi belliniens “L’altar funesto”, avec Armelle Khourdoïan en Juliette et Héloïse Mas en Roméo. La première s’avère être une idéale Giulietta, par son sens aigu du legato, de la conduite vocale, la facilité de la vocalise ou encore par une superbe homogénéité de timbre sur l’ensemble de la tessiture, tandis que la seconde est d’une beauté sculpturale, même dans le registre hyper-grave, assumé avec brio sans jamais poitriner. Le miracle tient aussi de la pure magie par l’association suave des deux solistes aux timbres parfaitement coordonnés, marqué par une irrésistible pulsion de mort.
La soirée s’achève de manière tout aussi dramatique avec le trio “Tu ne chanteras plus” tiré des Contes d’Hoffman de Jacques Offenbach. C’est depuis l’une des fenêtres du château que la Mère d’Antonia rejoint le duo commencé en contre-bas par la soprano et la baryton, les trois chanteurs unissant leur voix pour atteindre un climax dramatique qui prend à la gorge, et soulève l’enthousiasme du public. Pour le remercier, les trois amis leur offre un bis, avec l’accompagnement toujours au cordeau de Vladik Polionov au clavier, l’air “La ci darem la mano” (Don Giovanni) entonné à trois (le rôle de Zerlina est indifféremment confiée à une soprano ou une mezzo…), ce diable de Don Giovanni/Florent Leroux Roche pouvant ainsi à loisir… lutiner deux femmes au lieu d’une !…
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Le lendemain, nous retrouvions la pétillante Héloïse Mas, sur la ravissante place de l’église du non moins charmant Village de Lauris, accompagnée cette fois de l’un des plus grands espoirs du chant français (dans la catégorie “ténor”)… le chanteur varois Valentin Thill ! Et c’est à un répertoire 100 % consacré au “petit Mozart des Champs-Elysées”, alias Jacques Offenbach, qu’était dévolue cette nouvelle soirée lyrique. Elle débute avec plusieurs extraits de La Périchole (rôle ans lequel la mezzo française a brillé à Marseille, notamment), dont le fameux “air de la griserie”, “Ah que les hommes sont bêtes”, ou encore les airs “de la prison” ou “de l’aveu”…
La mezzo offre à nouveau au rôle-titre sa voix opulente et corsée, et en plus d’être glamour et vocalement glorieuse, on applaudit aussi l’incarnation qui ne laisse pas dans l’ombre ni la fragilité ni le côté fantasque du personnage (en fonction des airs délivrés). Elle forme ainsi un couple plus que crédible avec son amoureux, le jeune (et très attachant) ténor Valentin Thill, applaudi dernièrement dans Iphigénie en Tauride à l’Opéra de Montpellier. En plus d’incarner un Piquillo éminemment sympathique, le jeune chanteur se montre superbement chantant, fort châtié de style, et s’exprimant dans un français exemplaire. Les deux artistes enchaînent sur le duo de Boulotte et Barbe-Bleue (dans l’opéra éponyme d’Offenbach), “Vous avez vu ce monument”, dans lequel le ténor, s’inspirant de la fameuse série américaine “Dexter”, s’enveloppe dans une combinaison en tulle et enfile des gants en plastique, prêt à accomplir son sanglant forfait… Hilarité générale garantie !
Ils poursuivent avec l’oeuvre “sérieuse” du compositeur allemand, les fameux Contes d’Hoffmann, en interprétant tour à tour “La Légende de Kleinzach” pour l’un, “Vous, sous l’archet frémissant” pour l’autre, avant d’être réunis dans la Romance entre Hoffmann et Nicklausse. Vocalement, Valentin Thill livre un chant incroyablement solide, et surmonte aisément – avec brio et clarté – la tessiture redoutable de la chanson de Kleinzach, le tout dans un français là aussi tout simplement parfait, tandis que la mezzo campe une ardente Nicklausse, au timbre voluptueux et rayonnant dans l’aigu. On retourne ensuite dans l’humour potache avec La Belle Hélène, et ses airs les plus célèbres comme “On m’appelle Hélène la blonde” ou “Au mont Ida”, suivi par le duo Hélène/Pâris : “Ce n’est qu’un rêve”. Héloïse Mas ne fait vocalement qu’une bouchée de son grand air, avec sa voix ample, admirable de souplesse, et tellement déconcertante de légèreté dans l’aigu. Plus belle que jamais, la mezzo campe ainsi la plus crédible des Hélène, peut-être parce qu’elle met dans la déclamation beaucoup d’autodérision. De son côté, Valentin Thill n’éprouve aucune difficulté dans la tessiture très aiguë qui lui incombe, avec un timbre qui a bien le charme requis par le « fier séducteur », en plus d’une diction à faire frissonner de plaisir. Un grand Pâris, plus prince que berger !…
Mais c’est avec un air qui sort du répertoire « offenbachien » qu’ils concluent la soirée, en guise de bis, le sublime air (puis duo) “Mon coeur s’ouvre à ta voix”, extrait de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, dans lequel la mezzo offre au public sa voix de bronze et de braise conjugués, avec un legato parfaitement maîtrisé, jusque dans ces pianissimi qu’elle s’autorisent pour souligner tous les contrastes et même les contradictions de son personnage ambigu, avec aussi cette autorité qui s’impose d’emblée, et enfin une sensualité dramatique dont elle use avec un art achevé pour réduire Samson à sa merci !
Au final, deux belles soirées lyriques sous le ciel étoilé de Provence !
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CRITIQUE, festival. 27ème Festival Durance Luberon, les 10/8 (Château de Mirabeau) & le 11/8 (Place de l’Eglise de Lauris) 2024. AIRS, DUOS et TRIOS D’OPERAS : Héloïse Mas (mezzo), Florent Leroux-Roche (baryton), Armelle Khourdoïan (soprano), Valentin Thill (ténor), Vladik Polionov (piano). Photos (c) Emmanuel Andrieu.