Ce soir marque un grand moment pour les danseurs du Ballet Nice Méditerranée… C’est la dernière après 4 dates précédentes où la Compagnie niçoise, au grand complet, rend hommage à son directeur de la danse et chorégraphe depuis 15 ans, Eric Vu An, lequel s’est éteint le 8 juin dernier. L’Opéra de Nice et Bertrand Rossi, son directeur général, sont bien inspirés d’afficher l’un des ballets que le danseur et directeur de la danse a chorégraphié (dès 2015) : un sommet romantique, l’inusable Coppélia [1870], emblème spectaculaire de la danse française à la fin du Second Empire.
Coppélia par le Ballet Nice Méditerranée à l’Opéra de Nice © Dominique Jaussein
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La production est même devenue une œuvre phare du Ballet niçois car les spectateurs l’ont déjà vue entre autres, en décembre 2022 (avec 8 dates alors pour les fêtes de fin d’année). La dernière d’une production est toujours plus émouvante car l’expérience semble plus irréversible encore que de coutume : l’évidence que l’on ne verra pas de sitôt tel accomplissement dansé, s’impose au spectateur en cours de représentation ; ce constat lui fait regretter que l’action se réalise aussi vite…
LA FINESSE D’UN CONTEUR… Comme Noureev revitalise les piliers du répertoire romantique, n’hésitant pas à équilibrer les rôles solistes masculins et féminins, comme à renforcer le réalisme du Corps de ballet, Eric Vu An enrichit lui aussi l’ouvrage transmis par Charles Nuitter et Arthur Saint-Léon, mis en musique par Delibes (créé en mai 1870 à l’Opéra de Paris).
Il sait en ré éclairer l’action avec la finesse d’un conteur, inventant 1001 détails qui renforcent la poésie voire ré enchantent la portée du conte : de la nouvelle fantastique inspirée de ETA Hoffman [L’homme au sable] quasi contemporaine du Frankenstein de Mary Shelley, Eric Vu An souligne moins le terrifique et le surnaturel que la tendresse et l’intelligence du génie féminin, mais avec beaucoup d’élégance et de légèreté, incarné par le personnage central de Swanilda, pleine d’astuces et déterminée à reconquérir le cœur de son fiancé, le beau et volage Frantz. Même fiancé, Frantz n’a d’yeux que pour la beauté mystérieuse et impassible qui s’expose à la fenêtre de la maison de Coppelius.
UN BALLET QUI A COMME SUJET, LA DANSE ELLE MÊME… Y triomphe surtout la beauté troublante de la danse elle-même qui est le sujet même de l’acte II dans l’atelier des automates du paternel et un peu grotesque Coppelius ; le chorégraphe se joue des niveaux narratifs simultanés en particulier quand Swanilda, vraie danseuse, actrice de son destin [quand Frantz se soumet hypnotisé), prenant la place de la poupée idéale, trompe son monde, en particulier l’inventeur Coppelius qui pense ainsi donner vie à son automate. Le tableau est le plus significatif du ballet, également emblématique de cet humour si subtilement présent, d’une fantaisie qui tisse à propos une seconde action, complémentaire de l’action principale ; ainsi la personnalité des 6 danseuses qui accompagnent Swanilda dans son périple de reconquête.
Ce qui oppose la machine à l’homme est assurément ce supplément émotionnel, qu’on le nomme âme ou amour. Valeurs et qualités distinctives que personnifie Swanilda dans cette chorégraphie lumineuse et terriblement attachante.
Reprise hommage à l’Opéra de Nice
L’inusable et féerique Coppélia d’Éric Vu An
RÉALISME FOLKLORIQUE… L’activité continue en second plan qui anime le corps de ballet en fond de scène renforce la vérité des tableaux collectifs, d’autant que la musique, du meilleur Delibes, indique fortement la tentation de réalisme folklorique, dans les thèmes musicaux et aussi dans la danse de caractère qui rend toute la première partie active, contrastée, très vivante, ancrée dans une campagne très Europe Centrale. Le pittoresque, le rustique élaboré inspirent Delibes qui tisse l’une des musiques de ballet parmi les plus enivrantes, au symphonisme assumé, au colorisme décuplé souvent flamboyant.
Dès l’ouverture, l’Orchestre Philharmonique de Nice sonne somptueux et détaillé, grâce à la direction précise et sans épaisseur du chef Léonard Ganvert qui pour avoir précédemment dirigé le spectacle, connaît la partition plus que tout autre. D’un bout à l’autre, il trouve un point d’équilibre entre élégance et caractère, flamboyance et entrain parfois martial d’un orchestre gorgé d’énergie conquérante. Qualités doubles et complémentaires qui fondent la grande séduction de la partition conçue par Delibes en 1870.
La chorégraphie d’Éric Vu An exploite avec beaucoup d’intelligence les ressources de la pantomime, sachant jouer sur le registre de l’humour et de la finesse, telles les 6 ballerines qui accompagnent Swanilda, comme indiqué précédemment. Elle prend appui sur la vitalité constante de la musique qui relance toujours l’action et les contrastes entre les séquences dansées.
Ce soir le couple protagoniste est incarné par deux excellents solistes Ekaterina Oleynik (Swanilda) et Luis Valle (Frantz). L’acte II dans l’antre du magicien est le plus captivant car il développe la figure de la poupée magnifiquement campée incarnée par Swanilda et surtout le personnage de Coppelius, dans la caractérisation d’Eric Vu An qui ainsi s’est réservé un rôle au profil finement dessiné : il exprime en particulier, avec justesse, l’admiration du scientifique épris et ravi par sa propre créature, [Pygmalion romantique en quelque sorte], d’autant plus émouvant qu’il est trompé lui-même (impeccable Shigeyuki Kondo et son allure de vétéran à la fois tyrannique et ému).
Le vrai sujet est l’astuce de la jeune fille qui rétablit dans ce monde d’hommes qui s’égarent en fantasmant sur une poupée idéale, la vraie place des femmes. Sujet ô combien actuel et qui tout en sachant séduire, dénonce la phallocratie de la société du Second Empire, son regard dominateur et manipulateur sur le corps et l’esprit de la femme. La scène où Swanilda qui feint d’être Coppélia s’animant miraculeusement, est à ce titre toujours aussi spectaculaire et ce soir très juste. Actrice d’une magie supposée et parfaite dominatrice dans ce jeu de dupes…
Le dernier tableau développe les danses folkloriques qui met en avant le Corps de ballet dans une apothéose collective qui célèbre le triomphe de l’amour. Tout prépare au duo musicalement voluptueux et toujours plein de finesse du couple enfin réuni, de Frantz et de Swanilda, que la chorégraphie d’Éric Vu An inscrit là encore, dans la finesse et l’élégance, comme un songe amoureux suspendu. depuis son début, les danseurs du Ballet Nice Méditerranée se montrent à la hauteur d’une partition aussi exigeante et ambitieuse.
En fin de spectacle, après les premiers saluts, des cintres descend un immense et superbe portait noir et blanc d’Eric Vu An, incarnation de la grâce, à qui un hommage post mortem est rendu, lui qui aura dirigé pendant 15 ans le Ballet Nice Méditerranée pour l’accompagner au niveau que l’on constate ce soir. Spectacle aussi magistral qu’émouvant.
Coppélia par le Ballet Nice Méditerranée à l’Opéra de Nice © Dominique Jaussein
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CRITIQUE, danse. OPÉRA DE NICE, le 15 octobre 2024. Coppélia : Delibes / chorégraphie : Éric Vu an. Ballet Nice Méditerranée, Orchestre Philharmonique de Nice, Léonard Ganvert (direction).