Chorégraphie énergique et engagée, Last Work, créée en 2015 au Festival Montpellier Danse, illustre toutes les richesse du style viscéral et lyrique du chorégraphe israélien Ohad Naharin (né en 1952), tous les champs signifiants et expérimentaux de sa propre écriture…
Prophète conquérant et concepteur de son propre langage gestuel et corporel (la liberté inventive de son écriture « gaga » en atteste), Ohad Naharin signe dans « Last work » un hymne à la créativité infinie… une invitation à l’ivresse rythmique et poétique qui, cependant, a aussi conscience de sa propre finitude ; autant d’ondulations souples incarnées par tous les corps du Hessisches Staatballet – compagnie allemande basée à Wiesbaden et invitée au Festival Monte Carlo Dance Forum 2024 à « performer » la chorégraphie – qui portent l’élan et l’ivresse d’une énergie qui traverse chaque mouvement, de corps en corps, véritable transfiguration et parfois véritable négation de l’apesanteur. Mais, dans cette continuité organique des tableaux, se lit aussi une gravité continue, comme si le ballet tout en se déployant exprimait la menace dont elle avait conscience – et dont elle était la proie. La beauté s’écrit et se réalise dans un équilibre incertain, intranquille, entre euphorie et repli, exultation et renoncement, ce qui est également présent dans la musique de Naharin qui signe lui-même simultanément le flux musical (sous son pseudo Maxime Waratt).
Toute la chorégraphie éprouve les corps, au-delà de la souplesse attendue ; tout s’enchaîne dans une course collective, une mêlée indistincte mais organiquement unie d’où s’extrait parfois un corps (pour un solo aussi saisissant que toute la vitalité du groupe). Observateur du monde à 360 degrés, Ohad Naharin recueille et absorbe les vibrations de notre monde, les soubresauts du chaos mondial ; il affirme ainsi l’éloquente puissance de son langage « gaga ». La danse est une épreuve, l’image-synthèse de l’expérience humaine, une sorte de performance qui traverse chaque danseur… en témoigne la femme en robe bleue qui court sur un tapis roulant tout au long de la pièce, soit une heure durant. Fidèles à la technique « gaga », les corps se désarticulent au-delà du connu, s’allongent, défiant la mécanique corporelle et l’ossature humaine. Solos, gestes exacerbés, percées individuelles mais toujours remarquables vertiges des rythmes collectifs. La musique enchaîne les tableaux les plus contrastés : souffle et respiration, berceuse a cappella, mais aussi martèlement syncopé en rave party… probable référence à la jeunesse de Tel-Aviv (la pièce a été créée initialement par la fameuse Batsheva Dance Company qu’il dirige…) qui – dans la danse répétée et affirmée – y puise un formidable exercice libératoire et cathartique, face au contexte géopolitique qui ne s’est guère détendu depuis l’écriture du ballet de 2015…
Sous tension ou menacé, le groupe s’accorde, exprime une formidable cohésion unitaire dans une énergie qui jamais ne s’avoue vaincue ou contrainte ; il manifeste une résilience enivrante dans un cadre asphyxiant. Sexe, orgie, guerre, massacre… tout est suggéré, exprimé, dénoncé… jusqu’au finale mordant, percutant, qui finit dans une course, une bacchanale effrénée sur une musique techno assourdissante. A l’échelle de notre brûlante actualité, la chorégraphie de Naharin – tout en n’écartant rien des brûlures, ni des souffrances de notre temps – défend coûte que coûte la justesse de la conscience et les forces de la riposte. Une pièce hypnotique !
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CRITIQUE, danse. MONACO, Festival Monte-Carlo Dance Forum 2024 (Grimaldi Forum), le 13 décembre 2024. « Last Work » par Ohad Nahrin et le Hessisches Staatsballet de Wiesbaden. Toutes les photos © Andreas Etter
VIDÉO : « Last Work » de Ohad Naharin et la Batsheva Dance Company (2015)
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