Dans le cadre du Festival d’art Normandie Impressionniste – qui fête cette année les 150 ans de l’Impressionnisme -, l’Opéra de Rouen Normandie présente un projet inédit : Les Illuminations de Benjamin Britten avec un mapping vidéo projeté sur les murs intérieurs de la Chapelle Corneille, utilisant des images entièrement générées par l’intelligence artificielle.
La Chapelle Corneille, ancienne église Saint-Louis reconvertie en salle de concert en 2016, est vite devenue un temple de la musique ancienne dans la région rouennaise. En cette fin mars, elle sera, en l’espace de deux week-ends, un sanctuaire célébrant l’union entre la musique et l’art contemporain, plus précisément l’art multimédia. Sur le plan musical, c’est un événement. En effet, Les Illuminations op. 18 – un cycle de 9 songs pour voix aiguë (1939) que Benjamin Britten a composé sur des poèmes extraits du recueil de Rimbaud portant le même titre (écrits de 1872 à 1875) – sont rarement données dans son intégralité. Si quelques extraits sont programmés de ci de là dans un récital, c’est souvent avec le piano qu’on les entend. Il est donc réjouissant de pouvoir écouter la version originelle avec un orchestre d’instruments à cordes.
La production de Rouen réunit Emy Gazeilles et l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie sous la direction de Victor Jacob (révélation chef aux Victoires de la musique classique en 2023). La soprano avignonaise, qui a eu un parcours dans la musique actuelle et le théâtre musical avant d’arriver à l’art lyrique, fait partie de la promotion 2022 de Génération Opéra et membre de la troupe de l’Opéra de Paris depuis l’été 2023. Agile colorature, elle navigue avec une grande aisance entre les intervalles écartés. Si sa voix s’élance naturellement dans les aigus, elle peut se poser avec assurance dans le medium. L’acoustique généreuse de la Chapelle Corneille a tendance à avaler la projection de la cantatrice, ce qui rend parfois malaisée de distinguer certains mots, notamment dans les aigus. La même acoustique vient en revanche doter les cordes d’une certaine suavité, voire sensualité. Des tutti moelleux, émerge le solo de violon ou de violoncelle avec clarté, proposant des plans sonores en perspective. La direction de Victor Jacob favorise ces plans, tantôt avec vigueur tantôt en douceur, en spécifiant le caractère de chaque pièce.
Les vidéos sont dessinées à partir d’images entièrement générées par l’intelligence artificielle, nous avaient expliqué Antoine + Manuel, créateurs des images, lors d’une rencontre avec eux la veille de la première, avant la séance de l’enregistrement de la musique en vue de sa diffusion en bande-son (pour la déambulation libre du premier week-end, après le concert, ainsi que durant tout le deuxième week-end, sans concert). En effet, après presque trente ans de carrière « à l’ancienne » avec les brosses et crayons sur papier, ils ont décidé pour ce projet de ne plus utiliser cette méthode du tout, pour procéder à des expérimentations. Selon eux, les commandes à entrer dans le logiciel d’IA pour la génération d’images constituent elles-mêmes tout un art, et il faut s’attendre à des surprises face à des images ainsi générées. En bref, la performance actuelle de l’IA qui progresse constamment, et l’apprentissage des artistes pour maîtriser la commande ont produit des images vidéo et un mapping réalisées ensuite par Anne-Charlotte Gellez pour s’adapter sur des murs et architectures variées. Elles sont géométriques, abstraites, psychédéliques, figuratives ou picturales, et continuellement animées. Certaines séquences sont adéquates au caractère de la musique de Britten, d’autres semblent en être indépendantes. D’ailleurs, la durée de chaque séquence de mapping n’est pas toujours synchronisée avec la musique (ou est-ce les aléas de la projection en temps réel ?). Mais en cette soirée de la première, le système de projection connaît des difficultés pendant les trois premières songs et il faut le relancer, donc recommencer le concert depuis le début…
Dans la projection simultanée pendant le concert, nos yeux étant souvent attirés pour suivre les images, les oreilles étant moins attentives pour goûter pleinement la subtilité de l’interprétation. En revanche, dans la déambulation libre, la bande-son multisource est diffusée de manière équilibrée, avec plus d’unité dans la résonance musicale et les images. Du 28 au 30 mars, de 19h30 à 21h30, on pourra circuler dans ce lieu au rythme de ces vidéos sur Les Illuminations enregistrées. La version en déambulation libre sera également présentée à Caen (église Saint-Julien) les 6 et 7 avril, puis à Cabourg (sur la façade de la Villa du temps retrouvé), les 15 et 16 août.
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CRITIQUE, concert. ROUEN, Chapelle Corneille, le 21 mars 2024. BRITTEN : Les Illuminations. Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, E. GAZEILLES (soprano), V. JACOB (direction), ANTOINE + MANUEL (création vidéo et mapping), A-C. GELLEZ (réalisation mapping). Photos (c) Victoria Okada.