Sur la scène intimiste de la salle principale (boisée) du Convento dos Capuchos, lieu emblématique du festival éponyme à Almada (Portugal), le pianiste Filipe Pinto-Ribeiro (également directeur de l’événement lusitanien) a offert un voyage transcendant dans l’univers de Franz Liszt. Dans une salle comble, baignée d’une lumière bleutée, le pianiste portugais a tissé un dialogue intime entre le piano et l’âme tourmentée du compositeur hongrois. Le thème du festival 2025 « Entre les Mondes » prenait ici tout son sens : entre terre et ciel, virtuosité et introspection, littérature et musique.
D’emblée, Pinto-Ribeiro a embrasé l’espace d’un feu d’artifice de folklores tziganes à travers la célèbre Rhapsodie hongroise n°12. Les mains du pianiste ont ciselé chaque variation avec une précision diabolique : des basses rugissantes évoquant le táncház, des passages perlés de la friska, et cette conclusion vertigineuse où la fureur rythmique s’est transformée en transe collective. Une entrée en matière électrisante, rappelant que Liszt, ce « citoyen européen avant l’heure », plonge ses racines dans une Hongrie mythique.
Après une brève présentation de Liszt et des morceaux retenus pour cette soirée, le pianiste a enchaîné quatre pièces brèves parmi les plus célèbres du répertoire du compositeur hongrois. Et avec le Sonnet n°123 de Pétrarque (extrait des Années de pèlerinage – Italie), changement radical d’atmosphère : le piano devient murmure, prière amoureuse. Inspiré par les sonnets de Pétrarque dédiés à Laure, ce fragment a révélé la palette poétique de Filipe Pinto-Ribeiro. Les phrases mélodiques, portées par un cantabile de pureté angélique, se sont élevées vers les hauteurs du couvent, tandis que les arpèges liquides imitaient le murmure des fontaines de la Villa d’Este : un moment de grâce suspendue. Avec le Liebestraum n°3, les auditeurs ont plongé dans l’apogée du lyrisme lisztien ! Le célèbre « Rêve d’amour » a surgi avec une intensité dramatique contenue, et les trois sections – tendresse rêveuse, passion tumultueuse, résignation sereine – épousaient le poème de Freiligrath. Le pianiste y a déployé un rubato subtil, laissant chaque note-clé irradier comme un battement de cœur. Le fortissimo central, d’une puissance jamais stridente, a soulevé l’auditorium avant de retomber dans un pianissimo éthéré.
La Valse oubliée n°1 qui suit est une valse fantôme, oscillant entre nostalgie et caprice. Pinto-Ribeiro a joué avec les silences, estompant les tempi pour évoquer une danse disparue. Les dissonances grotesques et les chromatismes fuyants y prennent un relief saisissant, soulignant le caractère « oublié » de cette pièce. La Consolation n°3 est un joyau d’introspection : cette page fut interprétée comme une méditation nocturne. Le chant simple et dépouillé, soutenu par des basses profondes, a transformé la salle du couvent en espace sacré. Le pianiste a privilégié une sonorité veloutée, presque intime, faisant de cette Consolation un instant de communion avec le public.
Point d’orgue de la soirée, la Fantasie quasi una Sonata « Après une Lecture de Dante » a clos la soirée. Œuvre-monstre du cycle Années de pèlerinage (Italie), cette sonate-fantaisie a résumé à elle seule le génie visionnaire de Liszt. Filipe Pinto-Ribeiro en a déployé l’architecture titanesque avec une maîtrise stupéfiante : un Enfer aux accords martelés comme des portes infernales, des gammes démoniaques en octaves, des clusters évoquant les damnés ; sous ses doigts, la Passion de Francesca s’est transformée en récitatif douloureux où le piano pleurait littéralement, tandis que le Paradis se révélait comme une ascension vers la lumière, par des trilles cristallins et un magnificat culminant en un fff éblouissant. Le finale en mode lydien irradiait telle une rédemption sonore, laissant la salle en état de choc. Emportée par l’intensité du jeu du pianiste, elle éclate en vivats ; il répond alors par deux bis : d’abord une transcription bouleversante d’un des Choral de Bach revisité par Ferruccio Busoni, puis la redoutable Etude en ré dièse mineur, Op. 8 n°12 (dite Pathétique) d’Alexander Scriabine.
En 70 minutes sans entracte, Filipe Pinto-Ribeiro a transcendé la pure virtuosité pour toucher l’essence même du romantisme : l’art comme expérience totale. Son interprétation a illustré la réflexion du festival sur « l’interculturalité, la diversité et le dialogue entre dimensions ». Liszt, ce médiateur « entre les mondes » (Hongrie/Europe, profane/sacré, piano/orchestre), y a trouvé un interprète inspiré, capable de mêler « rêve, amour et virtuosité ». L’ovation debout qui a suivi – longue et vibrante – fut un hommage au pianiste mais aussi au « citoyen européen avant l’heure » que fut Liszt, célébré ici en un lieu chargé d’histoire. Ce récital restera comme un jalon de l’édition 2025 du Festival dos Capuchos, où la musique s’est faite pont « entre les mondes – et au-delà » !…
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CRITIQUE, concert. ALMADA (Portugal), 5e Festival de Musica dos Capuchos, le 14 juin 2025. Récital Franz Liszt. Filipe PINTO-RIBEIRO (piano). Crédit photo (c) Emmanuel Andrieu