Parler des Misérables est équivalent à décrire un des plus beaux monuments qui dessinent la silhouette de Paris. Le génie de Victor Hugo a su puiser dans les blessures profondes de Paris et de la France de son temps pour donner voix aux êtres invisibles parce noyés dans la misère et l’oubli. Du galérien Jean Valjean, et sa conversion à la filouterie, au couple Thénardier, tout le kaléidoscope de la nature humaine est décliné dans l’immense roman du génie Hugo, et ils sont statufiés tels des bas-reliefs de légende.
« Tant qu’il y aura sur terre ignorance et misère, des œuvres de la nature de celle-ci pourront ne pas être inutiles ». Victor Hugo
Des multiples versions cinématographiques se sont succédé. La plus aboutie est celle de 1958 avec Jean Gabin, Bernard Blier, Bourvil, Giani Esposito et Silvia Montfort, signée par Jean-Paul Le Chanois avec une adaptation de René Barjavel et une musique de Georges Van Parys. En revanche, l’opéra ne s’est pas trop intéressé dans cette histoire éminemment sociale… En 1980, Alain Boublil et Claude-Michel Schönberg ont associé leur talent pour adapter ce chef d’œuvre littéraire dans une partition magistrale pour la fosse et la scène. Quintessence même de la comédie musicale, Les Misérables réussit à concentrer l’immensité du livre et proposer un fil dynamique avec des situations riches en rebondissements propres au genre. Chaque rôle a son moment central et des airs se succèdent aussi beaux et émouvants que peuvent l’être les épisodes du livre. L’emblématique air de Fantine, la sublime prière de Jean Valjean et les airs d’Eponine restent dans le cœur et l’esprit. Alors quel bonheur de voir ce bijou du théâtre musical contemporain sur le plateau emblématique du Théâtre du Châtelet, au cœur de Paris.
Cette nouvelle production, signée par Ladislas Chollat, et qui fera assurément date, a investi le Théâtre du Châtelet depuis le 20 novembre 2024 – et court jusqu’au 2 janvier 2025. La production à grand spectacle rappelle les plus belles réalisations du West End ou de Broadway. Heureusement que Paris compte désormais avec une institution centrale qui donne ses lettres de noblesse à la comédie musicale. Cette musique touche tout autant que n’importe quelle partition d’opéra, dès lors qu’elle est provoquée par la création, toute émotion est légitime.
Une des plus belles promesses tenues de cette nouvelle production est l’incarnation de Jean Valjean par Benoît Rameau. Fantastique ténor aux médiums sombres et riches, il nous bouleverse par son jeu et sa musicalité. Sa prière d’anthologie nous a fait frémir. La scène du trépas est fabuleuse. On connaissait déjà le grand talent de Benoît Rameau dans l’opéra, désormais il est indispensable dans la comédie musicale. Jacques Preiss porte avec élégance et finesse le rôle de Marius. On découvre un très beau talent sur scène doté d’une belle qualité vocale. David Alexis et Christine Bonnard incarnent le couple Thénardier de façon iconique, ils sont inénarrables et aussi fabuleux que le couple du film de 1958, interprété par Bourvil et Elfriede Florin. Alors que Claire Pérot n’arrive pas à relever les défis vocaux de Fantine, Océane Demontis est une révélation dans le rôle de la malheureuse Eponine. On sent à la fois la fébrilité et la délicatesse dans le timbre, nous espérons l’entendre dans d’autres comédies musicales à l’avenir, elle sait émouvoir avec subtilité.
L’Orchestre constitué par le Théâtre du Châtelet (spécialement pour cette production) est mené avec enthousiasme par la cheffe Charlotte Gauthier. Nous apprécions la précision des phrasés, la beauté des ensembles et une ligne dramatique richement ornée et un souci des tempi et des balances lors des airs pour ne jamais couvrir les chanteurs. Charlotte Gauthier est une cheffe d’un immense talent, espérons qu’elle entrera dans les fosses de tous les théâtres à l’avenir.
En sortant sur la Place du Châtelet, au cœur battant de Paris qui a tellement éprouvé, on a senti encore et toujours les esprits de celles et ceux qui, anonymes, sont devenus les forces vives de l’histoire de la ville. Sur l’autre rive, hiératique et immense se dresse la Conciergerie, là où Victor Hugo a commencé un autre chef d’œuvre qui dénonce et éveille les consciences. Comprendrons-nous à la fin que nous sommes toutes et tous des Jean Valjean en quête de rédemption ?
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CRITIQUE, comédie musicale. PARIS, Théâtre du Châtelet (du 20 novembre 2024 au 2 janvier 2025). BOUBLIL / SCHÖNBERG : Les Misérables. B. Rameau, S. Duchange, C. Pérot, D. Alexis… Orchestre du Théâtre du Châtelet / Ladislas Chollat / Charlotte Gauthier. Toutes les photos (c) Thomas Amouroux