
La prééminence chronologique voudrait que l’on écoute d’abord Schumann puis Brahms, ce dernier étant le disciple admiratif du premier. Mais écouter ainsi les 7 fantaisies [1892] de Johannes puis Humoreske de Schumann dans un continuité sonore aboutie relève d’un parcours très juste, où la finesse introspective comme les vertiges intimes entre blessures et resignation, désir et exaltation ne laissent pas de captiver. L’enchaînement produit sonne comme un re examen probant, éclairant la fabuleuse filiation Schumann / Brahms.
D’un compositeur à l’autre, s’écoule une même couleur du sentiment, une même expressivité sensible dont l’essor formel cible au plus juste l’ardente forge émotionnelle, en une vibration versatile qui capte les plus infimes sentiments.
D’autant que le développement formel pour en exprimer la matière jaillissante sollicite une technicité virtuose qui est l’autre défi de l’interprète pianiste. Dans la forme brève, comme Schubert avant lui, Brahms qui s’était tu pendant 10 années au piano [1867 – 1877], cisèle ici des pièces aussi concentrées que profondes… En témoignent les 7 épisodes de l’opus 116 qui manifestent la prévalence de la pièce fugace de caractère sur la forme sonate… révolue, obsolète [définitivement attachée aux grands virtuoses du premier XIXème.
Ces miniatures fourmillent d’une vie intérieure qui paraissent ici spontanée et vivante, dans la variété de leur intitulé [ballades, intermizzi, capricci, fantaisies, romances, rhapsodies]. CORINNE KLOSKA en préserve l’esprit coulant et comme spontané… Articulant chaque arête vive d’une imagination foisonnante.
Ce Jaillissement parfois fiévreux et même impérieux, aux retraits intimistes très fugaces,
prend sa source chez le mentor tant admiré et qui fut un protecteur paternel, Robert Schumann. L’évidente filiation s’impose ici dans la continuité du jeu : en particulier dans l’essor maîtrisé, poétique des fameuses anapestes si emblématiques des deux démiurges ; cellule syncopée qui relance constamment le flux émotionnel, la palpitation de deux cœurs hypersensibles et frères.
On retrouve évidemment les deux pans structurels de cet épanchement pianisitique chez Robert, feu et passion, retrait et renoncement, ivresse extatique et repli enchanté [sa double identité d’Eusebius et Florestan] … SCHUMANN le grand a tout exprimé au clavier dans cette fluidité volubile d’une écriture particulièrement versatile et surtout jaillissante. La pianiste maîtrise cet art double, quasi schizophrénique, en cela emblématique du bouillonnement schumannien, entre l’humour et la facétie, l’exaltation primitive et aussi, à ne jamais négliger l’impérieuse joie.
C’est à dire tout ce que contient le vocable germanique d’Humoreske. Beaucoup de
pianistes pourtant soit inspirés, soit techniquement doués, oublient [sciemment?], l’élan facétieux, la liberté du rire dans le flot schumannien, au risque d’alourdir ou de densifier.
Rien de tel sous les doigts de CORINNE KLOSKA qui se saisit des ruptures, syncopes, brisures apparentes et dans le même temps, renforce la continuité du chant musical. Pour versatile et apparemment heurtée, l’onde schumannienne s’inscrit dans une seule et unique respiration qui court et circule de pièce en pièce, au final, jamais véritablement rompue. Équilibre des déséquilibres, unité dans la césure et la vibration émotionnelle, unité et force dans la rupture… Tout est présent sous des doigts aussi cohérents et architecturés. Du flot impétueux, jaillit l’esprit de la musique, présence suspendue, axiale, la formidable facétie qui apporte une respiration communicative. Ultime nuance ici si délectable sous des doigts aussi éloquents, de surcroît dans une prise de son orfévrée signée Joël Perrot.
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CRITIQUE CD. CORINNE KOSKA, piano. Brahms, Schumann [1 cd Soupir éditions] – enregistré en 2020 et 2022. CLIC de Classiquenews / automne 2024.
