Compte-rendu, opéra. VERDI : DON CARLOS, le 19 octobre 2017 (Arte). Yoncheva, Garance, Kaufmann… Jordan. Warlikowski. Saluons le petit écran de pouvoir découvrir une nouvelle production verdienne annoncée comme l’événement lyrique de la rentrée. Notre rédacteur Lucas Irom a visualisé la diffusion et « ose » poser les questions qui fâchent : la mise en scène est-elle juste ? Surtout, la version parisienne chantée en français est-elle bien défendue (articulée) et Jonas Kaufmann a-t-il eu raison de chanter à ce moment de sa carrière, le rôle si difficile de Carlos à Paris ?
DEBUTS DIFFICILES… Entre scène d’hôpital psychiatrique (référence usée voire éreintée à l’opéra) et vision désespérée dans une salle vide et terne surgit Carlos / Kaufmann en malade suicidaire, bandage à chaque poignet… Il vient de tenter de se cisailler les veines. Avouons qu’au départ, le chant laisse perplexe… D’emblée son français est instable, le chant dans l’évocation d’Élisabeth est parfois forcé, terriblement tendu et manque cruellement de simplicité comme de souplesse. C’est parfois ampoulé et surjoué. Agité sur son lit, Carlos s’embrase déjà quand derrière lui, comme en une vision rétrospective, l’Elisabeth de Sonya Yoncheva, se fige; voilée de blanc telle une fiancée promise à un mariage éminent (le leur), près d’un cheval immobile au centre de la scène. Voilà planté le décor, entre objets assemblés d’un songe surréaliste et cellule d’un malade qui observe à distance, le monde et la folie des hommes.
Pulpeuse et divine, Sonya Yoncheva ruisselle d’une ineffable féminité quand le chant bouillonnant et embrasé du jeune Carlos qui se révèle à elle dans une scène qui est filmée sur Arte en noir et blanc comme s’il s’agissait d’une période d’un passé bien révolu (les spectateurs à Bastille, eux n’auront pas cette nuance chromatique), impose la conception rien que théâtale du metteur en scène, Warlikovski dont on retrouve come dans de précédentes réalisations, le cynisme désenchanté, la grisaille aux lueurs (et néons fluoresecents : là encore un code visuel remâché) ; de fait, cet acte préalable, dit de Fontainebleau, véritable scène de théâtre amoureux est un huit clos à part, précédant tout ce qui se déroule ensuite, sorte de tableau d’un amour perdu dont le duo éperdu des deux jeunes voix qui fusionnent progressivement, témoignent. C’est un rêve tendre et sensuel (rien de tout cela sur la scène parisienne), où au cours d’une chasse royal, les deux fiancés se rencontrent à la dérobée, sans être réellement présentés officiellement. L’attachement qui naît alors n’en est que plus fort et magique.
La suite n’a plus rien de comparable car cet amour naissant sera tué dans l’œuf : Carlos perdant à jamais son amour puisque c’est son propre père Philippe II qui épousera pour lui même, cette jeune française des plus désirables.
L’immensité de Bastille atténue souvent ce qui demeure quand même une scène d’extase rare dans l’œuvre de verdi. Réitérée à la fin de la partition (entre deux êtres épris l’un de l’autre, mais dévastés et contraints, devenus « fils » et « mère »), surtout suicidaires, selon Warlikovski.
En cours de soirée, la voix de Kaufmann s’adoucit malgré l’horreur qui lui est infligée précisément quand la clarinette souligne le coup du sort à l’annonce que la princesse sera reine d’Espagne, c’est à dire l’épouse de son père. Le père plutôt que le fils. Revirement plus cornélien que shakespearien pour lequel l’orchestre redouble de raffinement chambriste. Avec cette Fureur sourde qui porte le chœur et inscrit l’action dans la grande histoire : que pèse cette amourette face à la volonté du roi ? Amour ou devoir ? Carlos et Elisabeth chantent leur déchirement, leur impuissante angoisse quand tout le chœur célèbre les Noces royales pour la future Reine.
L’impression que la voix de Kaufmann reste trop large pour l’ardente juvénilité de Carlos se confirme. L’essence et le caractère du personnage auquel Verdi a donné le titre de son opéra créé à paris en 1867, soit en plein Second Empire, est plus proche de la clarinette que du violoncelle justement. En fin de tableau le dépressif malade atteint détruit se laisse basculer avec sa chaise… Plus suicidaire qu’au début. Un grand portrait révolver sur la tempe paraît : Carlos est une victime écrasée par le destin.
VANITE DES VANITES… D’ailleurs l’opéra est une grandiose vanité où sont mis au pilori chaque destinée ici personnifiée, toute tentative d’atteindre le duo politique / église (Philippe II / Le Grand Inquisiteur) : ainsi dans le tableau du cloître de Saint Just où se recueille le pénitent Carlos, le vrai sujet de l’œuvre est la terreur qui force l’action des politiques inféodées à l’église : pour conserver coûte que coûte son pouvoir, Philippe II accepte de se soumettre à la tyrannie de l’église quitte à sacrifier son bonheur et celui de son fils Carlos. Vanité et pour le coup volonté suicidaire du pouvoir qui choisit la terreur plutôt que le bonheur. Tout cela est glaçant, dévoilant une puissance critique que Verdi habille sous des ors parfois emphatiques, mais la grande machine parisienne aimait ce décorum. Dommage qu’alors, Bastille ait renoncé au ballet, élément primordial pourtant du goût imposé aux compositeurs étrangers choisis.
Puis, le duo de Carlos / Kaufmann avec Ludovic Tézier / Rodrigue prend des allures de réconfort pour le jeune prince. Mais déception face au baryton français qui nous avait habitué à davantage de précision dans l’articulation de la langue. Son français lui aussi vacille et avale des paquets de consonnes : Posa reste raide et n’a pas la chaleur du personnage malgré une certaine noblesse du chant. On sait que le chanteur est un acteur un rien crispé.
LA BRUNE EN SOUFFRANCE ET LA BLONDE MASCULINE… Puis paraît la Garanča en sa chanson sarrasine, démonstration d’un mezzo somptueux certes mais dont le français nous échappe encore… totalement- à quoi bon alors défendre cette version parisienne plutôt que celle italienne? Qu’ont fait les répétiteurs pendant les sessions de travail préalable… On aimerait connaître au total le nombre de jours requis pour préparer les chanteurs au français de Verdi. Qu’importe, on oubliera pas de sitôt la sûreté vocale de cette Eboli, joueuse d’escrime toute de noir vêtue, prédatrice et fumeuse au lesbianisme revendiqué, crânement : c’est elle qui alors rafle le flux d’applaudissements le plus intense. Là encore, c’est le théâtre et cet éclairage froid glacial qui sculpte les visages, ausculte les âmes, dévoilant les cyniques et les manipulateurs… De toute évidence, la chanteuse affiche une plasticité souveraine, un chant à l’envi. Si son français eut été plus soigné, la diva nordique aurait râflé la vedette de la soirée.
Visuellement le duo qu’elle compose avec Yoncheva fonctionne admirablement. Photogénique, pilier dramatique de la production, la brune voluptueuse qui souffre (Yoncheva) et la blonde altière, masculine, finalement dévoreuse de tout ce qui passe et lui plaît (Garanča), tirent la couverture vers elles. Mais Eboli, montrerera un autre visage, plus humian et lui aussi tiraillé : amoureuse de Carlos qu’elle veut enivrer d’amour lors d’un rendez vous nocturne, la jalouse découvre le secret du jeune homme (son amour pour la Reine) et s’en sert honteusement… Prise de remords ensuite, elle s’écroulera face à Elisabeth sous le poids de son ignominie : actrice (n’est-elle pas Carmen absolument ?), la Garanca éblouit par sa présence scénique et son tempérament vocal.
KAUFMANN N’AURAIT PLUS LA VOIX POUR CHANTER CARLOS ? Revenons au fil de l’action… Dans le duo amoureux Elisabeth / Carlos qui suit, le second donc de cette version 1867,- le plus beau (« Par quelle douce voix »), osons écrire au risque de surprendre et d’agacer ses fans que Jonas Kaufmann s’est trompé de moment pour chanter l’ardeur dévastée de Carlos, après son Werther et surtout son Otello londonien de cet été : tant son Carlos est trop sombre, trop large et rocailleux, trop mûr et félin, plus lion que loup, en rien traversé par les éclairs schilleriens contenus dans la partition de Verdi. Comme dans son précédent ouvrage adapté de Schiller (Luisa Miller), un timbre brillant, clair, polit l’intensité d’un être jeune, idéaliste, d’une énergie aussi bouillonnante qu’elle est muselée. C’est une question de couleur et de caractère de voix : s’il s’impose sans faillir dans Otello (aux déchirures shakespeariennes), son Carlos manque de sincérité car il relève du contre-emploi. D’ailleurs le ténor a reconnu les difficultés pour lui que posent les aigus de cette version parisienne de 1867. On regrette aussi que son chant manque de souplesse et ses aigus de rondeur. Tout au moins parvient-il à une déclamation précise et juste, dans l’ultime duo avec Elisabeth (qui suicidaire se donne la mort ici), énoncée dans le murmure et la rondeur d’une voix quasi parlée. Il est vrai que Sonya Yoncheva se révèle irrésistible, en souveraine détruite amoureuse maudite, femme prête à mourir et qui comme Charles Quint, figure tutélaire des fiancés sacrifiés, n’aspire qu’à disparaître. Grâce à elle, cette fin, sublime de vérité, reste pour nous le sommet de la soirée, et un souvenir inoubliable.
Hélas le Philippe II de Ildar Abdrazakov est très engorgé comme écrasé et n’a pas cette noblesse impériale qui doit rayonner d’un être supérieur qui n’hésite pas à se montrer sadique vis à vis de sa jeune épouse et de ses suivantes. A notre goût la stature est outrée et trop caricaturale et le français embrûmé lui aussi, plafonne (malgré un beau timbre… mais est suffisant pour un opéra qui comme au cinéma, exige un talent d’acteur?): un Barbe Bleue boucher dont le sublime solo (« la reine ne m’aime pas ») n’exprime aucun trouble et ne suscite aucune compassion. Dommage. Car c’est l’air d’un tyran qui dévoile une immense fragilité intérieure voir une angoisse viscérale. Celles d’une âme seule, malheureuse. Bien que très applaudi, le baryton basse n’a pas suffisamment approfondi le personnage. Parmi les heureuses confirmations, saluons le beau mezzo de la jeune française Eve-Maud Hubeaux qui fait un page suave et élégant (classiquenews avait apprécié son approche du Chant de la Terre, Klarthe).
Aux côtés de Yoncheva et de Garanca éblouissantes,
Jonas Kaufmann n’a peut-être plus la voix pour chanter Carlos…
Au final même si une tension entre les personnages surgit dans le défilé terne des tableaux de Warlikowski, on peine à goûter les milles joyaux vocaux d’une partition parisienne à la texture orchestrale somptueuse. Heuresement dans la fosse, la direction de Jordan fils excelle en un chambrisme intérieur qui souligne les mouvements et tiraillements de ces solitudes en souffrance. L’acte de Fontainebleau paraissant au début de cette version capitale apparaît comme essentiel non que l’on veuille défendre la version française plutôt que l’italienne, mais le tableau bellifontain donne la clé de compréhension de l’opéra dans son entier, on y comprend idéalement ce qui scelle définitivement le destin de Carlos, on y mesure tout à fait cet amour éperdu, étouffé que le prince porte au cœur. Et dont il ne se remet pas. CARLOS est bien cet être sacrifié, décalé, martyrisé voire humilié par son père (dans la scène de l’autodafé, le roi n’hésite pas à défier l’audace du prince qui a pris fait et cause pour la Flandre… : le jeune homme ne trouve pas sa place d’où sa fuite finale, sa disparition par un effet de théâtre tout à fait invraisemblable, proche de la machinerie baroque (quand paraît le fantôme de Philippe II qui l’extrait de ce monde sans lumière). Même évolution pour Elisabeth, de plus en plus distante et lointaine, exprimant cette vanité emblématique dans son grand air final au tombeau de Charles Quint, auquel la diva sait instiller une couleur crépusculaire d’abandon, à la soie voluptueuse dont elle a le secret (« toi qui sus la vanité des grandeurs de ce monde. », clair hommage à Charles Quint, l’empereur qui abdiqua)… lire ci après.
CONFUSION ET FROIDEUR VISUELLE… On a compris que la mise en scène aussi vide que grandiloquente ne retenait pas notre adhésion, on pensait avoir tout vu ; ce n’était rien avant la scène de pantomime où Elisabeth et Philippe, au début de l’Autodafé (quand l’église prend possession de la scène), comme deux époux fatigués, se querellent, avec tout l’apanage du couple usé, lui éreinté chancelant par l’alcool, empêchant la reine de marcher en posant le pied sur sa traîne… Warlikovsli se lâche carrément, peignant un portrait de famille où chacun souffre dans son coin parfaitement étranger aux autres. On comprend le message, mais la réalisation atteint un ridicule anecdotique… désarmant de niaiserie.
A t-on besoin de démontrer de la sorte ce que dit la musique par contraste avec tant de vérité ? Surtout s’agissant de Verdi, génie de la dramaturgie et comme Meyerbeer, habile faiseur de contrastes saisissants. Mais l’homme de théâtre Warlikovski, fait du théâtre… souvent en méconnaissance explicite de ce qu’exprime alors la dramaturgie musicale.
Dans ce même tableau où s’élève la prière des représentants du Brabant et de la Flandre, infidèles au roi, le metteur en scène imagine un parlement quand il fait inscrire la mention précise du lieu par les didascalies “une place à Valladolid”, intérieur / extérieur … ? quel est le parti ? Mention et décors se contredisent favorisant depuis le début une confusion gênante dans la clarification des situations qui se succèdent. On atteint un degré supérieur encore dans la laideur et la propagande visuelle quand préludant l’apparition du Grand Inquisiteur (sorte de grand maffieux avec lunettes de soleil), une toile immense barre la scène de Bastille pour afficher le portrait d’un diable mangeur d’hommes (au sens strict), un Raspoutine à la Méliès, barbu, ongles pointus, grimaçant… destiné à nous expliquer qu’ici, c’est le démon (l’église) qui tirait les ficelles. On a compris le message à force de cartons trop lourds. La finesse n’est pas le propre du metteur en scène. D’ailleurs pour éviter les situations gênantes, Arte a bien choisi une soirée de représentation où aux saluts, l’homme de théâtre n’est pas venu saluer. Bien lui a pris. En conclusion, de grandes voix pas toujours intelligibles, mais à défaut d’un Kaufmann réellement bouleversant, une Yoncheva et une Garanca saisissantes, une direction détaillée, planante, malgré une réalisation visuelle et scénique… consternante de froideur laide aux effets lourdingues. A chacun de juger selon ses goûts.
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Compte-rendu, opéra. VERDI : DON CARLOS, version de paris, 1867, avec l’acte de Fontainebleau. Jeudi 19 octobre 2017. Diffusion sur Arte. Direction musicale: Philippe Jordan. Mise en scène: Krzysztof Warlikowski. Paris, Opéra Bastille jusqu’au 11 novembre 2017. Illustrations : Opéra national de Paris 2017 / DR
CD de référence. DON CARLOS par CLAUDIO ABBADO (Decca) : Pour ceux qui nous trouveront trop durs vis à vis du Carlos de Kaufmann, voici notre présentation du coffret événement DECCA, intégrale VERDI (2013) où il est fait mention de la version de PARIS de DON CARLOS par Claudio Abbado… avec un certain Placido Domingo dans le rôle-titre (Decca, 1984)…