COMPTE-RENDU, opéra. VERBIER, le 22 juillet 2019. Richard STRAUSS, Die Frau ohne Schatten (la Femme sans ombre). Siegel, Magee, Herlitzius, Baciu, Lundgren, Värelä, Gergiev. Pour n’être pas aussi célèbre que le Chevalier à la Rose, Salomé ou Elektra, La Femme sans ombre est un chef-d’oeuvre, et on comprend mal que les grandes maisons la programment si rarement. Deux couples, minés par l’incommunicabilité, qu’un abîme social sépare, sont au coeur de ce conte féérique, philosophique, au lyrisme dense, pour une histoire qu’Hoffmansthal et Strauss inscrivent délibérément dans la continuation de la Flûte enchantée. Au terme d’épreuves initiatiques douloureuses, ils seront réunis dans une humanité chaleureuse. L’opposition entre l’esprit et la matière se résoudra par leur union fertile dans l’homme. Comme Golaud recueillant Mélisande au cours d’une chasse, l’Empereur capture une gazelle, qui se métamorphosera en une jeune femme dont il fera l’Impératrice. Elle n’est plus d’essence divine, du royaume des Esprits, sans pour autant être du monde des hommes, où elle s’est aventurée. Aussi est-elle dépourvue d’ombre, ici synonyme de fertilité. Sa nourrice, qui lui est passionnément attachée, s’efforcera de lui acheter l’ombre de la Teinturière, également infertile, épouse du pauvre Barak.
La quête de l’ombre
… et de l’humanité
La programmation de cette Femme sans ombre, au Festival de Verbier, avec une distribution alléchante (Goerner, Stemme etc. dirigés par Gergiev), y a attiré un nombreux public. Las, quelques jours auparavant, la moitié des principaux rôles ont déclaré forfait, ce qui mettait toute la production en péril. Les remplaçants, tous wagnériens et straussiens réputés, fréquents partenaires du baryton allemand, ont été trouvés et l’on attendait non sans appréhension le résultat de cette cuisine improvisée. Ne boudons pas notre plaisir, même si certains remplaçants n’ont pas toujours l’épaisseur vocale des chanteurs défaillants, les premiers se sont totalement investis, d’autant plus engagés que les conditions étaient difficiles. La production a été sauvée par eux, et nous leur devons une réelle gratitude. Les échanges de regards entre l’Impératrice et la Nourrice, lors des saluts, traduisaient leur bonheur au terme d’une aventure périlleuse, mais aboutie.
Une bonne centaine de jeunes musiciens, venus du monde entier, la moitié pour la première fois, coachés par quatorze solistes du MET orchestra dans le cadre de l’Académie, vont constituer le Verbier Festival Orchestra. Cette formation épisodique, annuelle, en renouvellement constant, mue par un engagement sans faille, se hisse au niveau le plus enviable sous la baguette experte de Valery Gergiev. Il rend idéalement toutes les intentions de la partition. Depuis le mystère féérique de la fauconnerie (“Ist mein Liebster dahin”), la chaleur de l’intérieur de Barak, la rage, la passion, la souffrance, l’amour, trouvent une traduction sublime et puissante. Toujours, l’orchestre séduit et flamboie, dans une extraordinaire richesse de timbres, pour une apothéose tourmentée au dernier acte. Les progressions, les équilibres subtils, les mixtures, les transparences sont rendus avec un art consommé.
Qui de l’Impératrice et de la Nourrice est le personnage clé ? Nous ne trancherons pas. Toutes deux sont aussi riches, la première, Emily Magee, est une soprano dramatique. imposante, lumineuse, mystique, humaine, d’une émission insolente. L’instrument est d’une rare richesse. La voix est charnue, ample, à la plus large tessiture, montant au contre-ré. Si le chant est remarquable, on attendait une progression psychologique plus fouillée, de la jeunesse à la pleine maturité. Par-delà son hostilité au monde des humains, on oublie souvent combine la Nourrice est attachée aveuglément à sa maîtresse. Evelyn Herlitzius lui donne une épaisseur, une vie réelles. Sa souffrance n’est pas moindre que celle qu’elle inflige aux autres. Son jeu et son chant nous émeuvent, quells que soient ses calculs pour permettre à celle qui est un peu son enfant d’acquérir une ombre. La voix est puissante, admirablement projetée, avec des stridences qui renvoient à Clytemnestre. Miina-Liisa Värelä, soprano dramatique finlandaise, est une des révélations de la soirée. Elle remplace au pied levé Nina Stemme, défaillante. Voix puissante, qui passe sans peine au-dessus de l’orchestre, ses moyens sont exceptionnels et la vérité de son jeu nous bouleverse. L’épouse délaissée, un instant mégère rebelle et autoritaire, profondément aimante, est remarquablement servie par une voix franche, qui sait se faire véhémente comme caressante. L’Empereur est Gerhard Siegel, ténor wagnérien de classe. La voix est solide, sonore et bien timbrée, la diction exemplaire. Bogdan Baciu nous vaut un extraordinaire Messager, puissant, autoritaire. La voix est superbe, riche en couleurs. Ses interventions au premier comme au dernier acte sont autant de moments de bonheur. C’est John Lundgren qui remplace Matthias Goerne dans le rôle le plus humain de Barak, courageux, digne, aimant, supportant l’humiliation et la souffrance. La composition est aboutie, servie par un jeu dramatique convaincant et par une voix qui, pour n’avoir pas la rondeur de celle de Goerne, n’en est pas moins remarquable. Son “Aus einem jungen Mund” nous touche.
Les trois frères – devenus infirmes – de Barak ne sont pas sans rappeler l’interdit qu’arrêtait la franc-maçonnerie ancienne à l’endroit des « trois B » (borgne, bègue, boîteux), ce qui n’est certainement pas le fruit du hasard. Chacune de leurs interventions est parfaite, pleinement convaincante : les couleurs, la puissance, la projection sont un régal. Les abondants rôles secondaires sont tenus par de jeunes artistes de la Verbier Festival Academy, tous aussi doués et promis à de belles carrières.
A signaler enfin, des coupures habituelles et nombreuses – particulièrement aux deux derniers actes – pratiquées par les plus grands chefs (Böhm, Solti, Karajan…) aucune n’est perceptible (le quatuor du dernier acte, l’ultime intervention des voix des enfants à naître, sont bien là). La salle fait un triomphe aux interprètes, qui ont bien mérité ces longues ovations.
________________________________________________________________________________________________
COMPTE-RENDU, opéra. VERBIER, le 22 juillet 2019. Richard STRAUSS, Die Frau ohne Schatten (la Femme sans ombre). Siegel, Magee, Herlitzius, Baciu, Lundgren, Värelä, Gergiev.