lundi 4 novembre 2024

Compte rendu, opéra. Paris, Palais Garnier, le 16 septembre 2016. Cavalli : Eliogabalo, recréation. Franco Fagioli… Leonardo Garcia Alarcon, direction musicale. Thomas Jolly, mise en scène.

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eliogabalo-cavalli-compte-rendu-critique-opera-palais-garnierCompte rendu, opéra. Paris, Palais Garnier, le 16 septembre 2016. Cavalli : Eliogabalo (1667), recréation. Franco Fagioli… Leonardo Garcia Alarcon, direction musicale. Thomas Jolly, mise en scène. D’emblée, on savait bien à voir l’affiche du spectacle (un homme torse nu, les bras croisés, souriant au ciel, à la fois agité et peut-être délirant… comme Eliogabalo?) que la production n’allait pas être féerique. D’ailleurs, le dernier opéra du vénitien Cavalli, célébrité européenne à son époque, et jamais joué de son vivant, met en musique un livret cynique et froid probablement du génial Busenello : une action d’une crudité directe, parfaitement emblématique de cette désillusion poétique, oscillant entre perversité politique et ivresse sensuelle… Chez Giovanni Francesco Busenello, l’amour s’expose en une palette des plus contrastées : d’un côté, les dominateurs, manipulateurs et pervers ; de l’autre les épris transis, mis à mal parce qu’ils souffrent de n’être pas aimés en retour. Aimer c’est souffrir ; feindre d’aimer, c’est posséder et tirer les ficelles. La lyre amoureuse est soit cruelle, soit douloureuse. Pas d’issue entre les deux extrêmes.

PRINCE « EFFEMINATO »… Au sommet de cette barbarie parfaitement inhumaine, l’Empereur Eliogabalo a tout pour plaire : trahir est son but, parjurer serments et promesses, posséder pour jouir, mais surtout être dieu lui-même voire changer les saisons et, selon la mode léguée par l’Egypte antique, se couvrir d’or (ce qui est superbement manifeste dans un tableau parmi le plus réussis, au III : Eliogabalo y paraît, lascif, concupiscent solitaire… en son bain d’or).
De fait, Busenello avait travailler avec Monteverdi – maître de Cavalli- dans Le Couronnement de Poppée (L’Incoronazione di Poppea, 1643) où perçait la folie politique d’un jeune empereur abâtardi par sa faiblesse et sa grande perversité : un jouisseur lui-aussi, d’une infecte débilité, n’aspirant non pas à régner mais assoir sur le trône impérial sa nouvelle maîtresse, Poppée (quitte à assassiner son conseiller philosophe Sénèque, à répudier son épouse en titre Octavie). Ici rien de tel mais des délires tout autant inouïs qui dévoilent l’ampleur du dérèglement psychique dont souffre en réalité le jeune Eliogabalo : décider la création d’un Sénat composé uniquement de femmes… (en réalité pour y capturer sa nouvelle proie féminine : Gemmira) ; organiser un banquet où seront versés à

 

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des cibles bien choisies, puissant somnifère et poison définitif ; ou bien encore, décider de nouveaux jeux avec gladiateurs… afin d’éliminer son principal ennemi, Alessandro (dont le crime n’est rien d’autre que d’être l’aimé de cette Gemmera tant convoitée).

 

 

 

Busenello et Cavalli, après Monteverdi, élaborent un âge d’or de l’opéra vénitien au XVIIème…

Perversité du prince, langueur douloureuse des justes…

 

Intrigues, manipulations, mensonges, assassinat… les tentatives d’Eliogabalo pour conquérir la femme de son choix sont multiples mais tous sont frappés d’échec et d’impuissance. Ce prince pervers est aussi celui de … la stérilité triomphante : Busenello tire le portrait d’un despote méprisable qui finit décapité. Ainsi son dernier grand air de conquête de Gemmira où l’Empereur se voit gifler par un « non » retentissant, dernière mur avant sa chute finale. Busenello s’ingénie à portraiturer l’inhumanité corrompue et débile d’un pauvre décérébré qui est aussi dans la filiation évidente de son Néron montéverdien du Couronnement de Poppée précédemment cité, la figure emblématique du roi débile « effeminato », en rien vertueux ni hautement moral comme c’est le cas a contrario, de cet Alessandro dont le couronnement conclue l’opéra (en un somptueux quatuor amoureux).

 


Sur ce fond de cynisme et de perversion continus, les « justes » en souffrance ne cessent d’exprimer en fins lamentos, la déchirante lyre de leur impuissance amoureuse. Busenello, en particulier au III, dans le duo des « empêchés » Giuliano et Eritea, exprime une poétique amoureuse pleine de raffinement nostalgique et délicieusement désespérée : une veine expressive qui tout en caractérisant l’opéra vénitien du XVIIè, particularise aussi sa manière ainsi noire mais scintillante. L’opéra compte en effet nombres de couples « impossibles », éprouvés : Alessandro aime Gemmira qui ne cesse de le défier et feint de se laisser séduire par l’Empereur ; Atilia aime Alessandro… en pure perte ; et Giuliano, le frère de Gemmira, aime désespérément la belle Eritea, laquelle se retire de toute séduction avec lui car violée par l’Empereur, elle ne cesse de réclamer cette union, promise par ce dernier, qui lui rendrait l’honneur perdu : c’est d’ailleurs sur cette revendication légitime que s’ouvre l’opéra.
Propre au théâtre vénitien du Seicento (XVIIème siècle), l’action cumule en une surenchère de plus en plus tendue, l’odieuse cruauté du jeune Empereur, d’autant qu’il est en cela, stimulé par sa garde rapprochée : les deux intrigants à sa solde : Zotico et la vieille Lenia ; la langueur des amoureux impuissants ; et des tableaux délirants mais furieusement poétiques comme cette apparition fantasmatique, fantastique des monstrueux hiboux, lesquels en envahissant le banquet du II, mettent à mal le projet d’assassinat d’Eliogabalo… c’est avec la scène du bain d’or au III, l’épisode visuel le plus réussi. D’où vient cette idée de hiboux grotesques, colossaux, s’emparant de la scène humaine ? L’invention de Busenello s’affirme étrangement moderne.

 

 

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Visuellement et dramatiquement, l’imaginaire conçu / réalisé par le metteur en scène et homme de théâtre, Thomas Jolly, réussit à exprimer la laideur infantile du jeune empereur débile et à l’inverse, la grandeur morale des justes : Alessandro, Eritea, Gemmira, surtout Giuliano : chacun a de principes et des valeurs auxquels ils restent inéluctablement fidèles. D’autant que les tentations à rompre leur foi, sont légions tout au long de l’opéra. Pour traduire cette opposition des sentiments et cette tension qui va crescendo, des faisceaux de lumière – comme ceux que l’on constate dans les concerts de variété et de musique pop-, concrétisent les cordes de la lyre amoureuse dont nous avons parlé : faisceaux verticaux qui délimitent une arène (où se joue l’exacerbation des sentiments affrontés) au I ; faisceaux indiquant une nacelle qui semble piéger les coeurs éprouvés, au II ; enfin véritable toile arachnéenne (début du III) où la proie n’est pas celle que l’on pense : car dans le trio qui paraît alors, Eritea, Gemmera et Giuliano, se sont bien les victimes de la perversité impériale qui veulent la tête de l’empereur sadique. La mise en scène cultive les effets de lumière, crue ou voilée, déterminant un espace étouffant où s’insinuent l’intrigue et les agissements en sous-mains.

 

Vocalement, domine incontestablement la Gemmari, de plus en plus volontaire de Nadine Sierra : à la fin, c’est elle qui « ose » ce que personne ne voulait commettre ; distinguons aussi le très séduisant et raffiné Giuliano de Valer Sabadus dont la voix trouve son juste format et de vraies couleurs émotionnelles, malgré la petitesse de l’émission ; l’immense acteur, toujours juste et d’une truculence millimétrée : Emiliano Gonzalez Toro qui fait une Lenia, matriarcale, intriguant et hypocrite à souhaits : son incarnation marque aussi l’évolution des derniers rôles travestis, habituellement dévolus aux confidentes et nourrices (ce que le ténor a chanté, dans L’Incoronazione di Poppea justement). L’autre ténor vedette, Paul Groves assoit en une conviction qui se bonifie en cours de soirée, l’éclat moral d’Alessandro, l’exact opposé d’Eliogabalo : il est aussi vertueux et droit qu’Eliogabalo est retors et tordu. Marianna Flores (Atilia) déborde d’une féminité touchante par sa naïveté dépourvue de tout calcul ; enfin, Franco Fagioli, manifestement fatigué pour cette première, malgré une projection vocale (surtout les aigus dépourvus d’éclat comme de brillance) ne peut se défaire d’un chant plutôt engorgé qui passe difficilement l’orchestre, mais le chanteur reste exactement dans le caractère du personnage : son Eiogabalo n’émet aucune réserve dans l’intonation comme l’attitude : tout transpire chez lui la vanité du puissant qui se rêve dieu, comme la débilité pathétique d’un être fou, finalement fragile, aux caprices des plus infantiles : ses deux derniers airs développés (au bain d’or puis dans sa dernière étreinte sur Gemmira, au III) expriment avec beaucoup de finesse, l’impuissance réelle du décadent taré. Souhaitons que le contre ténor vedette (qui publie fin septembre un recueil discographique rossinien très attendu chez Deutsche Grammophon) saura se ménager pour les prochaines soirées.

En fosse, Leonardo Garcia Alarcon pilote à mains nues, un effectif superbe en qualités expressives : onctueux dans les lamentos et duos langoureux ; vindicatif et percussif quand paraît Eliogabalo et sa cour infecte. Le chef retrouve le format sonore originel des théâtres d’opéra à Venise : musique chambriste aux couleurs et accents ciselés, au service du chant car ici rien ne saurait davantage compter que l’articulation souveraine et naturelle du livret. En cela, le geste du maestro, fondateur et directeur musical de sa Cappella Mediterranea, nous régale continûment tout au long de la soirée (soit près de 4h, avec les 2 entractes) par sa pâte sonore claire et raffinée, sa balance idéale qui laisse se déployer le bel canto cavalier. Saluons l’excellente prestation des chanteurs du Chœur de chambre de Namur (idéalement préparé par Thibaut Lenaerts) : c’est bien le meilleur chœur actuel pour toute production lyrique baroque.

 

 

En somme, une production des plus recommandables qui réactive avec délices, la magie pourtant cynique de l’opéra vénitien à son zénith. A voir à l’Opéra Garnier à Paris, jusqu’au 15 octobre 2016. Courrez applaudir la cohérence musicale et visuelle de cette récréation baroque où les spectateurs parisiens retrouvent la fascination pour les auteurs de Venise, exactement comme à l’époque de Mazarin, c’est à dire pendant la jeunesse (et le mariage) du futur Louis XIV, la Cour de France éduquait son goût à la source vénitienne, celle du grand Cavalli…

LIRE aussi notre présentation et dossier spécial : Eliogabalo de Cavalli à l’Opéra Garnier, à Paris

 

 

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PEINTURE. Voluptueux et lascif, Eliogabalo est peint par Alma Tadema, comme un jeune empereur abonné aux plaisirs parfumés et mous (DR) :

 

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